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The Estate of the late Miss Mar^aret Mont^oniery

LE ROUET DES BRUMES

// a été tiré, de cet ouvrat^e,

dix exemplaires sur papier du Japon, tous numérotés

et parafés par l'Éditeur.

DU MÊME AUTEUR BRUGES-LA-MORTE

Édition définitive avec dessins de Delavelle. Un volume in-18. Prix 3 fr. 50

E. GREVIN IMPRI3IEKIE PE LAGNY

GEORGES RODENBACH

Le Rouet des Brumes

CONTES

NOUVELLE EDITION

<- A*

PARIS ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR

26, RUE RACINE, 26

Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction réserves pour tous les pays.

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DÉMÉNAGEMENT

DEMENAGEMENT

Je n'oublierai jamais les impressions de ce dernier déménagement. Ceux qui changent sou- vent d'habitation s'aguerrissent, n'éprouvent pas cette douleur d'arrachement et d'adieu. Ils n'ont pas le temps de s'attacher aux lieux. Moi, je vivais depuis dix années. Tout un morceau de ma vie qui, semblait-il, allait disparaître et s'y engloutir comme dans l'Eternité. Que de souvenirs suspendus en guirlandes fanées sur ces murs! Que d'illusions de jeunesse dédorées au fur et à mesure, en même temps que les dorures des salons, maintenant ternis! Et les visages qui se mirèrent dans ces miroirs, aujourd'hui morts ou absents, et que j'allais

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voir émerger une dernière fois, comme si pour moi, ils n'existaient plus que !

C'était en pleine chaleur de juillet. Je me trouvais un peu souffrant, au surplus, et pré- disposé à m'émouvoir comme une sensitive. Ce déménagement me fut comme une petite mort, comme une répétition d'enterrement.

J'avais voulu en profiter pour mettre un peu d'ordre dans mes papiers, manuscrits, lettres, toujours accumulés depuis des années, au hasard des tiroirs. Les lettres surtout, marée quoti- dienne, venue flot à flot. 11 fallait en détruire une partie, classer, trier et par conséquent relire. Ah! les lettres qu'on relit! Tout le passé qui se lève réapparaît incolore et comme en pleurs. Le papier jauni a la couleur du vieux linge. Et l'encre pâlie semble d'elle-même vou- loir retourner au néant. Ah îles vieilles lettres! Layette d'un enfant mort! Trousseau de mariage retrouvé durant le veuvage et qui dort dans ses plis!

Je relisais... Combien de choses pour les- quelles on se passionna, s'exalta, s'irrita, déjà si vaines et si lointaines, dans un tel recul qu'elles sont comme si elles n'avaient pas été. Et

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les lettres d'amour, plus vaines encore. On se croyait heureux d'aimer. Et ce ne sont qu'alarmes, émois, reproches, douleurs; et ici, si l'encre est pale, il semble que ce soit à cause des larmes. Vraiment est-ce que cet amour fut cela? Est-ce ainsi, toutes les amours? Et dans la même boîte, de ridicules reliques : un ruban, une bague, une roseséchée, fantôme de fleur... Des lettres encore, sans cesse. Et toujours ce besoin de les relire qui devient uue petite fièvre pressée dont les joues se fardent... On semble vouloir rebâtir son passé avec toutes ces lettres... Château de papier!

Je trouvai dans un des tiroirs à mettre en ordre, tous mes souvenirs de famille, toute mon enfance. Des portraits surtout, les miens d'abord, celui fait à sept ans, celui fait à quinze ans, mes autres visages visages de premier communiant c'est-à-dire aussi mes autres âmes.

Puis d'autres portraits, ceux de ma mère, de mon père. Ahl comme ils me replongèrent dans la douleur de leur mort. Je les revis, vivants, heureux, là-bas, dans la grande demeure en province, et moi, enfant, auprès

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d'eux. C'était fini, tout cela, abouti à un cime- tière de banlieue, avec leur nom, 7nonnom, sur la pierre d'un caveau. Et d'autres souvenirs plus lointains : des papiers de famille, des gé- néalogies, les états de service de l'aïeul qui fut soldat, des brevets de décoration, des actes notariés, des manuscrits de livres, autant d'exis- tences du passé que je retrouvais, que je reconstituais pièce par pièce, avec leurs joies, leurs luttes, leurs honneurs, leurs deuils. Et je songeai : mon fils, un jour, remuera, à son tour, tout cela si peu de chose subsistant de tant d'agitations! et quelque chose de plus qui sera ma propre vie, un peu de papier ajouté au tas. Ah ! comme tout va vite! Comme on n'est rien ! Comme une vie tient peu de place ! J'en eus conscience plus nettement quand je vis, maintenant, une petite malle à peine remplie par ce que j'avais retenu, dans ce vaste triage. Et cela ne pesa pas davantage qu'un cadavre d'enfant.

Durant ces préparatifs de départ, forcément désœuvré, je pus remarquer à un balcon de la maison d'en face une jeune fille qui pleurait.

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Je l'y avais souvent aperçue auparavant, blonde et douce, mais heureuse, semblait il. Je songeai : « Personne n'est heureux. » Elle avait donc des peines, puisqu'elle pleurait. Le soir, j'eus l'explication... tandis que la nuit tombait, je la vis, toujours en larmes, apparaître encore au balcon, en même temps que deux ou trois per- sonnes de la famille nombreuse qui habitait là. Tous tenaient des couronnes funéraires, des gerbes, des bouquets noués de crêpe qu'ils venaient mettre à l'air pour les conserver. Quel- qu'un des leurs était donc mort! Il y avait un mort dans la maison d'en face. Nous allions dormir vis-à-vis de ce mort. Cette pensée me jeta dans une réelle angoisse. Et l'enterrement qui allait suivre ! Pourvu qu'il ne coïncidât pas avec mon déménagement... Quelle malchance de quitter, sous cette impression-là, une rue nous vécûmes longtemps, une grande part de notre vie restait attachée! La nuit, je je dormis mal... La veilleuse, dans la chambre, m'avait l'air de veiller le mort d'en face. L'ombre de sa flamme inquiète déplaçait au pla- fond un fantôme.

Le matin, je vis la porte d'en face tendue

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de draperies blanches. C'était donc pour au- jourd'hui le convoi. Heureusement ! 11 ne coïnciderait pas avec mon déménagement, fixé pour le lendemain. Je recommençai à classer, ranger, trier des papiers, des livres, des ma- nuscrits, des journaux, de vieux articles, de vieux vers, des choses ébauchées, abandon- nées, condamnées, et des lettres encore, lettres indifférentes à déchirer, ou lettres d'amis chers à garder, pour se souvenir plus tard, ou se consoler à l'heure des trahisons, des relâchements inévitables. Combien de temps cela dure-t-il, un ami cher? Ah! comme la vie est triste! Comme tout est triste! Et la mort, donc? Je la voyais, maintenant, en face, plus apparente, à cause des rideaux déjà dé- posés de mes fenêtres, et qui laissèrent mes fenêtres nues.

Derrière la draperie de la porte, on avait exposé le cercueil, dans le vestibule. Et l'heure du convoi approchait. J'aperçus sur le trottoir une nuée blanche de petites filles, en toi- lettes de premières communiantes. Alors, j'eus conscience de tout. Je me rappelai des détails qui avaient tout à fait disparu de ma mémoire,

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par exemple une petite toux que j'entendais souvent, sèche et creuse, et dont même j'avais pensé, en l'entendant : « C'est une mauvaise toux ! » Je me souviens aussi d'un soir précé- dent, où il y avait eu un nombreux dîner dans cet appartement. J'y avais fait attention parce que la plupart des convives étaient des petites filles en robes blanches. Je m'étais dit : « C'est un dîner de première communion. » Et j'avais longtemps regardé. C'était suave, ces mousse- lines au clair de lampes, de l'autre côté de la rue! Aujourd'hui les petites filles en blanc étaient revenues. Ohl la première commu- niante du dîner! C'était donc elle, la mortel...

Le cortège s'ébranla, toute blancheur, dans le soleil d'été. Le poêle était blanc sur la bière. Et une moisson de gerbes blanches, des cou- ronnes pâles comme le clair de lune; tandis qu'autour, les petites vierges ondulaient comme des cygnes. Derrière, un troupeau noir, les crêpes obscurs, toute la sombre dou- leur des parents, de ceux qui savent la vie. Longtemps, mes yeux accompagnèrent le cor- tège.

Or, quelques minutes après, la voiture verte

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des Pompes funèbres arriva; et, en un clin d'œil, pour ainsi dire, les employés eurent enlevé de la façade la portière écussonnée, relevée par des embrasses, défait et replié les draperies ; repris les candélabres, les tréteaux, tous les accessoires de cette mobile chapelle ardente. Presque instantanément, il n'y eut plus rien, plus aucune trace de mort et de convoi. La maison ne se désignait plus, était déjà pareille aux autres. Les employés avaient opéré, prestes, insouciants, comme des démé- nageurs. Oui! la mort, un déménagement...

Et le déménagement, une petite mort. Je le sentis bien, le lendemain. J'avais mal dormi, la nuit. A l'aube, je sommeillais d'un de ces demi-sommeils, agités de rêves qu'on ne peut démêler des réalités, frontière indécise des sen- sations, clair-obscur de la conscience. J'enten- dais des pas; je croyais les voitures de démé- nagement déjà arrivées dans la rue, et les employés aussi. Mais, en ressouvenir du con- voi de la veille, il me semblait y voir encore, également, le corbillard et les hommes des Pompes funèbres... On allait se tromper... Les déménageurs prenaient le cercueil; ceux

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des Pompes funèbres entraient chez moi pour transporter les meubles. Je me réveillai en sursaut, dans une grande angoisse. J'ouvris la fenêtre pour que Tair vivace du matin ba- layât tout cela de ma face et de mon âme. En effet, les voitures de déménagement étaient là, arrivées déjà, dans la rue vide. Un instant après, les déménageurs pénétrèrent. Et alors, avec une rapidité implacable et automatique d'hommes forts et sans pensée, ils saisirent les meubles, les sièges, les tableaux, les literies, les livres, les bibelots, tous mes souvenirs, toute ma vie, qui descendit, dégringola au long des escaliers...

Je me rappelai ceux des Pompes funèbres qui, vis-à-vis, avec la même rapidité invrai- semblable, avaient vite enfourné dans leur voiture tout l'appareil de la mort. En ce mo- ment on enfournait ma vie. Etait-ce cela, ma vie? Elle tient donc si peu de place? Etaient-ce mes meubles? Ah! qu'ils paraissaient laids avec des housses, des draps, de la poussière, ainsi entassés et dans la lumière crue du jour! Oui! c'était bien comme un enterrement, l'en- terrement d'une part de ma vie, et mes

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meubles étaient massés à la porte tels que des parents pauvres. Je songeai encore une fois à l'enterrement de la veille. Un mort est tou- jours laid. La petite fille à la toux creuse devait être laide, elle aussi, dans son cercueil...

Bientôt tout fut achevé. Mon appartement était vide. Je ne le reconnus guère. Plus rien de moi n'y était. Tout de suite, il fut lui- même. En bas, le vestibule de la maison, éga- lement, fut débarrassé avec promptitude.

Il ne garda pas plus longtemps trace de ma vie que l'autre n'avait gardé trace de la mort.

Et quand la voiture de déménagement s'achemina, tourna le coin de la rue, eut dis- paru, ce fut comme si un corbillard emportait la période vécue là, cette période de dix années (l'âge de la première communiante d'en face) qui était morte aussi I

L'AMOUR ET LA MORT

L'AMOUR ET LA MORT

Une après-midi de dimanche, chez le vieux Maître on causait si bien, on goûtait la joie de se retremper, comme a dit Gautier, dans les propos mâles, la conversation tomba sur l'amour. Sujet banal. Le printemps y inci- tait. Du jardin frêle il montait, entrait par les fenêtres entr'ouvertes : odeurs des premiers lilas, des jeunes pousses, de la terre arrosée qui sent bon. Et puis on venait de parler d'un dramatique fait-divers du matin, racontant une fois de plus la mort de deux amants suicidés ensemble.

Là-dessus, le romancier de Hornes, de sa voix toujours un peu voilée, comme pour être

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d'accord avec ses yeux gris, d'un gris de cendre couvent des flammes subtiles, déclara : « Nul n'aima vraiment s'il n'a pas eu, un moment, l'idée de mourir avec sa maîtresse. »

Le vieux Maître se récria : « Diable, c'est bien romantique! » En réalité, il tenait de trop près au dix-huitième siècle pour concevoir ces paroxysmes tragiques de la passion. Lui-même ne fut jamais qu'un curiolet en amour, comme on disait alors, pour qui la femme n'a que la valeur d'un précieux bibelot. Mais Valmy était et regimba, lui, pour d'autres rai- sons.

« Au contraire, c'est très scientifique, in- terrompit-il. Il n'y a qu'une loi de physique générale, un phénomène naturel de dépression, dépression qui est excessive quand on s'aime trop et que des amants faibles ne peuvent plus surmonter. Au tond, c'est V animal triste des latins. »

Valmy était darwiniste. Il entremêlait ses théories de durs mots de science, avec, d'ail- leurs, une foi d'illuminé, l'œil en feu, des gestes autoritaires, qui s'allongeaient droits comme des poteaux, indiquaient des routes.

l'amour et la mort 17

Mais de Hornes ne s'en laissait pas imposer par cette assurance positiviste. Il reprit :

« Il faut convenir tout de même qu'il n'y a pas, dans cette tristesse d'après l'amour, la simple lassitude qui suit l'effort, mais plutôt comme la mélancolie de toutes les fins de fête, c'est-à-dire quelque chose de psychique... »

Soit, dit Valmy; mais c'est alors à cause de la conscience obscure du piège qu'est l'Amour. On comprend l'égoïsme de la Nature, ne songeant qu'à elle-même et à se reproduire. L'homme se sent, enfin, dupe d'un mirage, qui cesse avec le désir. Et il s'afflige.

Il y a plus, insista de Hornes. Cette tris- tesse ne dépend pas uniquement de l'instinct. Elle est souvent très consciente, toute céré- brale... »

Alors, il s'en revint à son idée : « Si tant d'amants ont le désir de mourir et meurent chaque jour davantage, en plein amour, c'est que l'amour et la mort sont liés par des analogies, des corridors souterrains, et qu'ils communiquent. L'un mène à l'autre. L'un raffine et exaspère l'autre. Sans doute que la mort est un grand excitant pour l'amour...

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Comment expliquer autrement cette manie des amants villageois qui, pour se prendre les mains et les lèvres, s'adossent au mur du cime- tière? Et cela va des âmes simples aux âmes sublimes. Est-ce que Michelet ne menait pas la fiancée de son amour tardif, la rose remon- tante de son octobre, sur la colline du Père- Lachaise, sachant qu'il lui parlerait mieux d'amour parmi les tombes et d'éternité devant la mort?

« Il y a bien d'autres indications dans ce sens. L'assassin, tout de suite après son crime, court aux filles de joie : il a besoin de la vo- lupté parce quil a vu la mort... Et le goût que nous avons pour les femmes en deuil, n'est-ce pas un même signe? Non pour les blondes qui, elles, dans les crêpes noirs, sont plus belles et si vaporeusement tendres, mais pour toutes celles qui ont la livrée du deuil et en sont excitantes, tentantes, à cause de la mort autour d'elles et en elles qu'on rêve de mêler à de l'amour... »

Le vieux Maître écoutait, intéressé, redres- sant sa belle tête pâle qui avait l'air d'avoir été modelée dans du clair de lune... Maintenant

l'amour et la mort 19

elle semblait plus pâle, parmi le jour finissant. Le salon se fonçait aux angles, moins par la faute du soir que par les ténèbres affinées de ces équivoques régions de l'âme, que la cau- serie ouvrait.

Malgré les paroles graves, une petite fièvre fardait les bouches. Tous se remémoraient. De Hornes, avec sa voix de songe, avait fait se lever des fantômes. Chacun ressuscita en soi des amantes du passé, des heures enfuies, des baisers lointains. Chacun sentit dans son âme des feuilles mortes, de vieux tombeaux, la lie des anciennes larmes. Cependant, par les fenêtres entr'ouvertes, le printemps montait ; les odeurs du jardin frêle insistaient...

Valmy, toujours fidèle à ses points de vue de nature, répliqua : « Ce sont des subtilités de décadence. Cela n'a rien à voir avec un instinct, ou quelque chose d'inné, comme vous le croyez. Les peuples primitifs ne connaissaient pas ces raffinements et les auraient méprisés. Les sau- vages les ignorent.

Pourtant, observa de Hornes, le Cantique des Cantiques associe déjà, lui aussi, l'amour et la mort. « L'amour est fort comme la mort ;

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et la jalousie est dure comme le sépulcre. » D'ailleurs, ajouta-t-il, j'ai fait un jour une ex- périence décisive des analogies mystérieuses qui les unissent... C'est une histoire étrange de mon passé, à laquelle je ne songe qu'avec une sorte d'effroi. A vingt-cinq ans, j'avais une maîtresse, que j'aimais surtout pour sa pâleur, son air de belle foudroyée, son pas lent qui avait toujours l'air de marcher dans des ruines. Elle vivait seule, séparée d'un mari brutal. Un jour, sa tante qui l'avait élevée, comme une seconde mère arriva, avec sa sœur, plus jeune qu'elle... Pendant plusieurs jours, nous fûmes sans nous voir. Enfin elle me prévint par dépêche de venir à l'hôtel les siens étaient descendus. La tante allait mal. Elle ne l'avait pas quittée, ne pouvait pas la quitter. Pourtant, elle voulait me voir, faire provision de cou- rage. J'y allai; à peine étions-nous ensemble qu'un grand cri s'entend; elle se précipite. Un moment après, c'est sa propre voix qui crie, appelle, m'appelle, hurle. On ne s'y trompe jamais, quand c'est la mort qui passe. Je com- prends ; je m'élance à mon tour. Sur le lit, une femme, déjà livide., les yeux chavirés, la

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bouche ouverte comme un trou d'ombre que le départ de l'àme a laissé noir, et les bras re- tombés au long du corps, comme des armes vaincues. Vous reconstituez cette mort, à l'hô- tel, seule, instantanément, sans secours ni adieux. Durant les heures qui suivirent, ma maîtresse m'apparut plus noble et grave : elle était presque de la même pâleur, l'air d'une statue qui assiste une morte... Sa plus jeune sœur, anéantie, pleurait en silence dans un fauteuil. Après les suprêmes devoirs, il fallut sortir pour quelques soins et d'autres devoirs funéraires : état-civil, deuil, parents à pré- venir. Ma maîtresse voulut elle-même s'en charger, avec une douceur, pour elle, dans ces soins familiaux, pour lesquels elle ne voulut s'en remettre à personne. Elle me pria seule- ment de rester auprès de sa jeune sœur, qui avait peur dans l'appartement mortuaire de l'hôtel. Je passai un long crépuscule auprès d'elle. Et voici l'étrangeté inconcevable de cette histoire de mon passé. De mon mieux, je cherchais à consoler l'orpheline. Les paroles humaines sont si vaines... Elle-même le sentait, ne parlait pas. Elle était assise près de moi,

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dans la chambre voisine de celle on n'osait plus rentrer... J'avais voulu allumer une lampe. Elle m'avait dit : « Non. C'est inutile. Ne me quittez pas ! » Et elle m'avait pris les mains comme pour me remercier de ma pitié, de mon aide dans leur abandon, de ce qu'un être hu- main fût là, solidaire de leur peine. De pleurer, cela lui donnait l'air d'un enfant. Et j'essuyais ses larmes silencieuses... Un moment, ses mains serrèrent les miennes. Je ne pouvais, certes, penser à mal. Elle se rapprocha de moi, vint s'appuyer à mon épaule comme si sa tête était trop lourde du poids surajouté de toutes ses larmes en chemin. Sans le vouloir, quel- ques-uns de nos cheveux se touchèrent, se mêlèrent. Quelle folie pernicieuse nous brûla soudain? Là, dans cet appartement mortuaire, près du cadavre proche, son visage toucha mon visage... Puis, comme involontairement, sa bouche s'appliqua à ma bouche, ainsi qu'un goulot de flacon. De l'amour? C'était impos- sible, en un pareil moment, trop sacrilège, trop monstrueux! D'ailleurs, dans le soir accru, identifié avec l'ombre, j'étais quelque chose d'imprécis, une forme anonyme, à peine hu-

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maine. Je compris que je ne comptais pour rien. J'apparaissais l'oubli prompt et néces- saire dans cette trop grande douleur.

« Elle avait voulu le baiser comme un nar- cotique, de la morphine ou de Fopium, un philtre immanquable... De cette façon, elle oublia, elle ne sut plus, elle s'en alla à la dé- rive, elle se quitta elle-même, dans la douceur d'un anéantissement... Scène effroyable! Je tremblais ; j'avais honte. N'était-ce point de ma faute?

« Aussi, durant les jours qui suivirent, je n'osai point la regarder. Mais elle, tranquille, sans remords, avait repris celte figure énig- matique que je lui avais connue auparavant, en de rares rencontres avec sa sœur. Ce fut toujours, dans la suite, la même indifférence profonde vis-à-vis de moi, comme si rien n'avait été. Et rien, en effet, n'avait été. En- core une fois, l'Amour et la Mort s'étaient trouvés de connivence, rejoints par leurs mys- térieux corridors... La mort fut le voisinage excitant... »

De Hornes s'était arrêté une minute. Les autres se taisaient. On aurait dit que le petit

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salon s'était agrandi, à cause du soir qui effa- çait les détails...

De Hornes ajouta d'une voix rapide, comme pour en finir avec ce souvenir, le long récit par lequel il avait trop accaparé l'attention :

« C'est ainsi toujours, partout : le mot de mort et le mot d'amour aboutissent l'un à l'autre comme s'ils étaient les deux versants d'une montagne. Et c'est pourquoi je disais : « Nul « n'aima vraiment, s'il n'a désiré mourir avec (( sa maîtresse », parce que le point les versants se rencontrent est précisément le som- met, le plateau, la minute culminante. Alors, l'Amour et la Mort ne font plus qu'un... »

De Hornes se tut. Dans ses yeux gris, d'un gris de cendres, les étincelles s'éteignirent. Il y eut un silence.

Le vieux Maître parut méditer. Son esprit clair, sa méthode d'observation, répugnaient à cette acceptation du Mystère. Valmy hasarda, d'une voix condescendante :

« Oui, il y a les forces, les volontés occultes de la Nature. »

Plus personne ne parla. Chacun songeait à la vie, à sa vie. Du jardin frêle montèrent les

L AMOUR ET LA MORT 2io

parfums de l'éternel printemps. Mais le petit salon était devenu triste maintenant, tout à fait envahi par le soir... Et l'Ombre et le Silence s'unirent; et il sembla que c'était l'Amour et la Mort qui s'accordaient encore une fois.

L'AMI DES MIROIRS

L'AMI DES MIROIRS

La folie, parfois, n'est que le paroxysme d'une sensation qui, d'abord, avait une apparence purement artistique et subtile. J'eus un ami, in- terné dans une maison de santé, il mourut d'une mort dramatique que je dirai tantôt, dont le mal commença de façon anodine et par des remarques qui ne semblaient que d'un poète.

A l'origine, il eut le goût des miroirs ; rien de plus.

Il les aimait. Il se penchait sur leur mystère fluide. Il les contemplait, comme des fenêtres ouvertes sur l'Infini. Mais il les craignait aussi. Un soir qu'il était rentré de voyage, après ses longues absences coutumières, je le trouvai

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chez lui, anxieux. « Je repars cette nuit même, me dit-il.

Mais vous comptiez, cette fois, passer l'hiver ici?

Oui; mais je repars tout de suite. Cet appartement m'est trop hostile... Les lieux nous quittent davantage que nous les quittons. Je me sens un étranger dans ces chambres, parmi mes propres meubles, qui ne me reconnaissent plus. Je ne pourrai pas rester... Il y a un silence que je dérange... Tout m'est hostile. Et tout à l'heure, en passant devant la glace, j'ai pris peur... C'était comme une eau qui allait s'ou- vrir, se refermer sur moi ! »

Je ne m'étonnai pas, sachant mon ami d'hu- meur sensitive, connaissant, au surplus, ces impressions du retour, dans des pièces closes, parmi la poussière, l'odeur de renfermé, le dé- sarroi, la mélancolie des choses qui sont un peu mortes durant l'absence... Tristesse des fins de fête ! Soirs de rentrée, après l'oubli du voyage. 11 semble que tous nos vieux chagrins, restés au logis, nous accueillent...

Je compris donc la sensation éprouvée au retour par mon ami et que tous subissent plus

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ou moins, à devoir reprendre leur vie trop quo- tidienne... Puisqu'il était libre et riche, il était naturel que le caprice de l'heure en décidât... Pourtant il ne repartit pas. Quelques jours après, je le rencontrai. Il était souffrant, me dit-il.

Pourtant vous avez excellente mine...

Vous le dites pour me réconforter. Mais je me vois dans les glaces, aux devantures... Tenez I vous n'imaginez pas combien j'en suis agacé, combien j'en souffre. Je sors. Je me crois bien portant, guéri. Les miroirs me guet- tent. 11 y en a partout, maintenant, chez les modistes, les coiffeurs, les épiciers même et les marchands de vin. Ah! ces maudits miroirs? Ils vivent de reflets. Ils sont à l'affût des pas- sants. On va, on ne prend pas garde. Et voilà soudain qu'on s'y voit, le teint mauvais, maigri, les lèvres et les yeux comme des fleurs ma- lades. Ce sont eux qui nous prennent nos cou- leurs vives, peut-être. C'est de les avoir colorés que nous sommes pâles... La santé que nous avions se perd en eux comme un beau maquil- lage dans de l'eau...

J'avais écouté mon ami parler comme s'il se

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plaisait une fois de plus à ces jeux subtils de conversation il excellait. C'était un causeur unique... abondant quoique précieux. Il voyait des analogies mystérieuses, des corridors mer- veilleux entre les idées et les choses... Sa pa- role déroulait dans l'air des phrases ornemen- tales qui allaient souvent finir dans l'inconnu. Mais, cette fois, il ne sembla pas céder à des fantaisies, à un dilettantisme de désœuvré vi- sionnaire. Il parut réellement inquiet, angoissé des signes de la maladie que les miroirs des de- vantures lui attestaient.

Je lui dis : « Tout le monde a mauvaise mine dans ces glaces. On s'y voit déformé, blême ou livide, les lèvres exsangues ou vio- lettes... On s'y aperçoit cagneux ou obèse, trop long ou trop large, comme dans les miroirs concaves et convexes des foires. On y est tou- jours laid. Mais elles mentent. Et nous n'y sommes laids que de leur laideur, et pâles que de leur maladie...

Peut-être, répondit mon ami, devenu rê- veur, l'air un peu réconforté; ce sont des glaces de mauvaise qualité, des glaces pauvres; et c'est pour cela, alors, qu'elles ne peuvent nous

l'ami des miroirs 33

montrer nous-mêmes qu'avec une santé appau- vrie... »

Sans le vouloir ma conversation eut une in- fluence décisive sur les idées et l'existence de mon ami. Convaincu que les glaces des devan- tures n'étaient point véridiques, il voulut avoir chez lui des miroirs sincères, c'est-à-dire des miroirs parfaits, d'un tain irréprochable, ca- pable de lui exprimer son visage intégral, jus- qu'à la plus minime nuance. Et comme le témoignage d'un seul ne suffisait pas, ne prou- vait rien, il en voulut plusieurs, d'autres en- core, où sans cesse il se mira, se compara, se confronta. Un goût grandissant des riches mi- roirs lui vint, par haine de ces miroirs pauvres des devantures, miroirs hypocrites, miroirs malades qui l'avaient fait se croire malade lui- même. Il en commença, sans s'en douter, une collection... Glaces dans des cadres anciens, Louis XV et Louis XVI, dont l'ovale d'or fané cerclait le miroir comme une couronne de feuilles d'octobre la margelle d'un puits... Glaces dans une bordure en verre de Venise. Miroirs entourés d'écaillé, de métaux ciselés,

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de guirlandes en marqueterie. Glaces dans des boiseries de trumeaux. Toutes sortes de glaces, rares, anciennes, originales. Quelques-unes étaient bien un peu verdies par le temps. On s'y voyait comme dans des pièces d'eau. Mais mon ami n'en souffrit plus, comme des glaces de devantures. 11 était averti, maintenant. Il en tenait compte et s'y regardait comme un autre lui-même, projeté hors du temps, en voyage dans le passé... Il se voyait dans un recul, tel qu'il serait plus tard, tel qu'il devait apparaître déjà à ses amis, plus vague et pâli par l'ab- sence — car il se confinait chez lui...

Les glaces des devantures l'agacèrent trop décidément, lui enlevèrent tout espoir de santé... Maintenant dans ses propres miroirs, neufs et conformes, il avait bonne mine, le teint clair, les lèvres rouges.

(( Je suis guéri, me dit-il, un jour que j'étais allé le visiter. Regardez, comme je me porte bien dans mes miroirs. Ce sont les mi- roirs des rues qui me rendaient malade... Aussi je ne sors plus...

Plus jamais?

Non ; on s'habitue.

l'ami des miroirs 35

Mon ami parlait avec calme, un détachement nostalgique. Je croyais encore à un de ces ba- dinages subtils et ironiques son humeur étrange se plaisait parfois. Sinon, il était évi- dent que mon ami devenait fou. Pour me rendre compte, j'essayai de le ramener à la réalité la plus prosaïque.

Et les femmes, dans cette claustration totale, vous qui les aimiez, en suiviez parfois, dans les rues?

Mon ami prit un air mystérieux, regarda une à une toutes ses glaces, anciennes ou neuves.

Chacune est comme une rue, dit-il. Toutes ces glaces communiquent comme des rues... C'est une grande ville claire. Et j'y suis encore des femmes, des femmes qui s'y sont mirées, vous comprenez, et qui y demeurent à jamais... Des femmes du siècle passé, dans mes glaces anciennes, des femmes poudrées et qui ont vu Marie-Antoinette... Certes je suis encore des femmes... Mais elles vont vite, ne veulent pas se laisser aborder, me dépistent de miroir en miroir, comme de rue en rue. Et je les perds. Et je les accoste parfois. Et j'y ai des rendez- vous... »

36 LE ROUET DES BRUMES

Bientôt mon ami donna les signes définitifs d'un dérangement mental. Il perdit la cons- cience de son identité. En passant devant les glaces, il ne se reconnaissait plus et, cérémo- nieux, se saluait. Il perdit aussi la conscience du fonctionnement des miroirs. Certes, il les aimait toujours, accrut même sa collection, en suspendit partout, les uns vis-à-vis des autres, de façon à ce que les murs de sa demeure, re- culés au delà d'eux-mêmes, fissent des chambres indéfinies et miroitantes. Voyage sans fin de soi, au-devant de soi-même ! Mais mon ami ne com- prenait plus les reflets. Non seulement il con- sidéra comme un étranger sa propre personne reflétée, mais il lui sembla qu'au lieu d'être une image, elle offrait la réalité physique d'un être. Et à cause de tant de miroirs, juxtaposés et en face les uns des autres, il se trouva que la seule silhouette du solitaire fut multipliée à l'infini, ricocha partout, engendra sans cesse un nouveau sosie, s'accrut aux proportions d'une foule innombrable, d'autant plus inquié- tante que tous semblaient jumeaux, copiés sur le premier qui demeurait isolé et séparé d'eux par on ne sait quel vide...

l'ami des miroirs 37

A ce moment, je rencontrai mon ami chez lui pour la dernière fois. Il paraissait heureux, et me dit en me montrant tous ses riches et rares miroirs, ses glaces profondes, il se ré- percutait comme la voix dans une grotte à mille échos : « Voyez! je ne suis plus seul. Je vivais trop seul. Mais les amis, c'est si étran- ger, si différent de nous ! Maintenant, je vis avec une foule tout le monde est pareil à moi. »

Peu après, il fallut l'enfermer, pour quelques excentricités qui avaient causé des rassemble- ments et un scandale à ses fenêtres. Il se mon- tra docile, très doux, seulement navré de n'avoir plus, au lieu de sa collection de miroirs, que la glace unique de sa chambre de malade. Mais il s'en fît une raison bientôt. Il l'aima, elle seule, autant qu'il avait aimé toutes les autres... Il la regardait, et s'y salua encore. Il prétendit y voir des choses merveilleuses, y suivre des femmes qui allaient l'aimer. Comme la maladie empirait et qu'il se trouvait fiévreux assez souvent, il disait : « J'ai trop chaud. » Puis, une minute après : « J'ai trop froid. » Et il claquait des dents. Un jour, il ajouta : « Il

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doit faire bien bon dans la glace. Il faudra que j'y entre un jour ». Ceux qui le veillaient n'avaient point entendu. Ils étaient habitués à ses mystérieux soliloques. Et puis on ne se mé- fiait guère de ce malade si doux, si docile et qui ne semblait fou que d'avoir de trop beaux rêves...

Un matin, on le trouva, ensanglanté, le crâne ouvert, râlant, devant la cheminée de sa chambre... La nuit, il s'était élancé contre le miroir, pour vraiment y entrer, y aborder les femmes qu'il y suivait depuis longtemps, se mêler à une foule chacun lui ressemble, enfin !

COUPLES DU SOIR

COUPLES DU SOIR

Par ces soirs abrégés de septembre, des couples passent devant mes fenêtres, nom- breux, incessants, hâtifs, au long du boulevard solitaire. On dirait qu'ils viennent de s'évader. Ils ont fui les rues voisines oi^i il y a du bruit, des passants affairés, des tramways, des cafés, pour entrer dans ce calme soudain d'une avenue presque déserte. Imprévu rafraîchissement! De vastes arbres, sur le clair-obscur des trottoirs, dessinent des anses d'ombre. Les amants se succèdent. Ils cherchaient des quartiers moins fréquentés. Et tout à coup, c'est comme la cam- pagne qui s'ouvre devant eux. Les talus des fortifications ébauchent des profils de collines.

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On entend un bruissement d'herbes et de feuilles. Le vent vient de plus loin. Sont-ils en voyage? Ah! ce besoin d'isolement de ceux qui s'aiment. Ils vont s'appartenir, enfin! Il y a des choses que les amants ne sentent et ne se disent qu'en face de la nature et en face du soir.

Les couples vont. Il en débouche sans cesse. C'est un passage incessant. Les uns sont en marche depuis un moment, sans doute. D'autres s'abordent précisément devant ma demeure. C'est une rencontre discrète, un furtif serre- ment de main, avec quelque chose de mysté- rieux, comme des conjurés échangeant un mot de passe, avec quelque chose aussi de religieux, comme d'officiants se donnant l'accolade. Aus- sitôt ils repartent, dans le sens marchait l'un ou l'autre, sans perdre de temps, graves et précis, comme s'ils étaient attendus on ne sait où. Tous offrent les mêmes signes. Couples identiques! Pauvre argile humaine que tout à coup l'amour possède et qu'il sculpte en des attitudes pareilles... On voit ainsi, sur les routes qui avoisinent les côtes, tous les arbres convulsés de la même manière, comme si le

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vent de la mer les avait façonnés lui-même selon un module unique. Ainsi des êtres qui avoisinent l'amour... Tous ces couples du soir se ressemblent, font les mêmes gestes pour ainsi dire. Chaque fois, l'homme marche au bras de la femme. Pourquoi? C'est l'indice du commencement des liaisons. L'homme se fait humble. Il a l'air d'abdiquer. Son bras est insi- nuant et se glisse sous le bras de la femme, approche du sein. Est-ce une tactique de con- quête lente? Est-ce une reconnaissance instinc- tive de la dépendance et du servage? Humilité de l'amour de l'homme ! Au lieu d'offrir le bras, il l'accepte. Acceptation d'infériorité, attitude du lierre sur le mur. C'est lui qui s'appuie, se laisse mener. Il n'est pas le maître. Elle, elle est toujours la maîtresse^ comme le langage lui-même le confirme inconsciemment. Mais l'amour, au début, égalise, neutralise cette lutte de générosité. Les amants quoique l'homme ait abdiqué, en prenant le bras de la femme cheminent du même pas. C'est même le signalement le plus clair de tous ces couples qui déambulent maintenant sous mes fenêtres, parmi le soir tombant. Leurs pas s'accordent.

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11 y a une harmonie idéale dans leur marche. Oh ! miracle de l'amour, qui rend pareils ! Les parfaits amants en arrivent à se ressembler, même physiquement. Leurs pensées sont en concordance. Souvent, tandis qu'ils demeurent silencieux, ils pensent la même chose sans se le dire. Et l'entente de l'esprit fait l'entente des mouvements. Chaque amant est soi-même, et l'autre, en même temps. « Tu es ma vie! » se disent-ils, réciproquement, c'est-à-dire ta pensée est ma pensée, et aussi ta marche est ma marche !

Unité du couple.

Aussi, tous les deux ressentent en même temps et de la même manière. En ce moment 011 le jour tombe, les amants vont, non seule- ment pareils plastiquement, mais mentalement. Couples du soir, qui cheminez si graves I Ils parlent peu. Leurs voix ne s'entendent pas, toutes confidentielles. Les talus des fortifica- tions se foncent, menacent. Des troupeaux de bœufs et de moutons passent, se hâtant vers on ne sait quel abattoir.

Des clairons nostalgiques, au loin, s'éplo- rent. Sans doute que les amants aiment ces

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mélancolies, puisqu'ils ont choisi de s'ache- miner par ici. Ils pressent le pas. Le soleil meurt. On dirait qu'ils ont peur d'être incor- porés par l'ombre, oh ils ne se verront plus. Couples du soir, à la même marche balancée, à la même rêverie sévère! Tous semblent presque tristes à présent. Est-ce à cause du soir? Est-ce à cause d'eux-mêmes?

Moi, je les regarde, je les accompagne, je les épie, je les envie, je les achève, je les recons- titue, comme des énigmes, les mosaïques rap- portées d'un même tombeau. Quelques-uns portent un signalement clair d'eux-mêmes et de leur liaison. D'autres fois, l'identité est plus douteuse. Quel mystère passionnant ont ces problèmes qui passent. Une seule page nous est donnée du roman qui a commencé on ne sait comment... Joie subtile de le recomposer, d'en imaginer les débuts et la fin !

C'est simple, parfois. Voilà un couple du peuple : la femme en corsage de coton rose, très brune, alerte et ardente, sans doute l'aînée d'une nombreuse famille, là-bas, en quelque rude faubourg ouvrier. Son printemps la tour-

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mente. Il est visible qu'elle n'y mettra pas beaucoup de façons quand le soir sera total, et s'étendra dans l'herbe, sur ce durlit de nature... L'homme est quelque terrassier, revenant de sa lourde besogne sale. Une tenace poussière jaune tache sa figure, ses mains, le velours bleu de son vêtement. Mais sous la poussière, quand même, rient ses yeux verts, luisent ses dents toutes blanches, brûle la flamme blonde de sa moustache. On voit bien qu'il n'aura qu'à plonger son visage dans l'eau pour l'en retirer frais et franc, beau vraiment de jeunesse et de sang populaire. Pourtant, eux, non plus, ne sont pas gais.

Ils sont graves. C'est la première fois peut- être qu'ils se sont donné rendez- vous et vont seuls. Alors, c'est la première fois qu'ils se mettent à penser. Ils songent à l'avenir : la vie dure, les enfants, le maigre salaire. Ils ont déjà peur. Moi-même, attristé, je continue leur sort. Aujourd'hui, c'est le beau mensonge : les baisers goulus, du vin blanc et des friandises, tantôt, sous la tonnelle d'un marchand de vin, là-bas...

La plupart des autres couples sont plus com-

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pliqués. Ce sont des jeunes gens sans indivi- dualité précise, des commis, des employés, des artistes, accouplés avec des ouvrières, des mo- dèles, des institutrices, et aussi, parfois, des passantes qu'ils ont abordées, un jour, par hasard, et desquelles ils ne savent rien. Les femmes surtout offrent des types variés, com- plexes. 11 y en a qui sont de petites amantes de seize ans, dont on devine les seins à peine mûrs, des seins comme des citrons, sous leur collet de drap. D'autres de trente à quarante ans, des veuves, des femmes divorcées qui furent malheureuses ; ce sont les « recommen- ceuses », les sentimentales inguérissables, qui espèrent toujours et, après vingt liaisons, se figurent qu'elles n'ont jamais encore trouvé le juste amour.

Ah! tout ce qui se cherche, s'offre, se perd, se trompe, passe à côté du bonheur! Est-ce qu'on a jamais pu choisir ses amours? C'est la destinée qui combine et contient tout, depuis l'éternité. Voilà un nouveau couple qui passe. Qu'est-ce qui l'a uni? Quel hasard rapprocha ces deux amants? La jeune femme est si con- fiante ! Elle marche obliquement, de façon à

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précéder un peu son amant, à voir un peu son visage dont elle s'imprègne, qu'elle reflète pour ainsi dire. Est-ce ainsi que les amants en arri- vent à se ressembler, comme la mer res- semble au soleil, quand elle le mire et le boit? L'amant, cette fois, marche d'un pas désac- cordé, plus rapide. Il a pris aussi le bras de la femme, mais pour contourner sa taille. Étreinte d'un serpent qui s'insinue, sans franchise. Cet homme fait mauvaise impression. 11 a quelque chose d'ambigu. La figure est sournoise. Il ne se montre que de profil, en causant. Il con- tinue à marcher selon son propre pas. Sa com- pagne ne s'en aperçoit guère. Elle est trop con- fiante. Quel songe bref, sera le sien ! Elle croit en lui. Elle n'a qu'un mot aux lèvres « Tou- jours ! » Et lui, sans doute, médite déjà la rup- ture. Il veut celle-ci, comme bien d'autres femmes, mais pas pour longtemps. Il faut rester libre, surtout! Ahl quel malheur est en suspens I Pauvre amante qui ne voit rien, ne craint rien, marche comme dans une fête, d'une marche balancée en un mouvement de ber- ceau, le berceau qu'elle est déjà, peut-être! Mais alors pour éviter la honte à l'humble

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ménage sévère d'employés que sont ses parents c'est vers la mort qu'elle s'achemine avec cet air extasié de somnambule, vers la Seine, vers la Morgue...

Fatalité de l'amour ! Il y en a toujours un des deux qui aime le plus.

Couples du soir, qui se leurrent eux-mêmes ! En en moment, leurs marches s'accordent. Mais bientôt chacun va se remettre à cheminer à sa manière. Pauvres amants, dont l'un recom- mence vite à marcher selon le pas rapide de la vie, tandis que l'autre veut continuer à mar- cher selon le pas traînant de l'amour. Malheur à qui s'obstine! Malheur à qui aime trop! L'Amour et la Mort se communiquent, par des corridors mystérieux, et on aboutit si vite de l'un à l'autre. La nudidé de l'amour habitue à la nudité de la mort. Cette pensée m'obsède à présent, tandis que les couples s'enfoncent dans l'ombre grandissante... L'amante extasiée de tantôt, qu'accompagne l'amant sournois, ne pourra certes se résigner à la chute d'un si haut rêve. Une llamme étrange était dans ses yeux. Elle est de celles qui tuent, plutôt que de renoncer. Et je vois sa chevelure claire au

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loin, qui luit encore sous le chapeau sombre, plus allumée et comme rouge à cause du cou- chant... Tache de sang, déjà née, et qu'elle seule ne voit pas encore...

Un autre couple approche, tout jeune. La femme pleure. Ah! qu'est-ce qu'ils ont donc, tous ces couples du soir, pour être graves ou tristes ainsi ! Ceux-ci sont des amants contra- riés, à coup sûr. Ils se racontent de nouveaux ennuis, l'opposition des parents, l'impossibilité de s'appartenir. Ah I que le nom de la mort ne tombe pas parmi leurs paroles ! La tentation serait trop forte. Enivrement brusque de songer qu'on pourrait s'unir et puis mourir. Passer de

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la volupté à la mort, sans se désenlacer. Etre certains ainsi de ne jamais s'aimer moins! Il semble que ces amants-ci également ont du sang sur eux. Le couchant rouge les écla- bousse. Ils sont déjà marqués.

Au même moment, sur le boulevard soli- taire,, reparaissent les longs troupeaux, qu'on mène dans le soir vers un abattoir proche et que j'ignore... Ainsi que les couples, les bœufs ont une marche cadencée, les moutons sont signés d'une croix tragique. C'est l'harmonie

COUPLES DU SOIR 51

mystérieuse du destin qui les , fait se croiser ainsi, dans le même chemin, à la même heure, avec tous ces amants, qui ne sont eux-mêmes qu'un troupeau éparpillé, en route vers la dou- leur et le sang.

Aussi, lorsque le soir est définitivement tombé, parmi l'ombre oi^i tout se fond, oi^ les talus s'effacent, couleur de la nuit, si, par hasard, un dernier couple s'entrevoit encore, devant mes fenêtres, il me semble apercevoir l'Amour et la Mort enlacés, couple immortel, qui se hâte au fond du crépuscule, tandis que les clairons nostalgiques recommencent, comme embouchés par la grande lune rouge qui se lève.

PRESQUE UN CONTE DE FÉES

PRESQUE UN CONTE DE FÉES

La Muse erra par la ville tumultueuse, suivie et entourée par la troupe blanche de ses cygnes... Les pauvres oiseaux royaux s'em- barrassaient de leurs ailes qui pendaient comme des gouvernails de chaloupes dans la vase d'un port d'où la marée a reflué. Et nulle eau pour renflouer les cygnes! Pas de fleuve ventilant la ville de sa large circulation d'air. Pas même une frêle rivière ni un lac les cygnes auraient pu se donner l'illusion de voguer, recommencer ce qui est leur vie naturelle et leur état normal. Ils se traînaient sur les durs pavés... Leurs ailes étaient poudreuses, leur duvet sali par la poussière des grand'routes. La Muse les fouail-

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lait, les poussait devant elle dans l'espoir de trouver enfin pour eux une eau de salut avant la fin de la journée. Et en guise d'aiguillon, elle maniait un roseau devenu silencieux, qui, naguère, fut sa flûte aux résonances divines. Maintenant le chant y dormait comme dans un étui... La Muse, elle aussi, souffrait, d'abord de la souffrance des cygnes, puis de la sienne. Elle allait, comme une mendiante. Elle était pauvre. Des haillons la couvraient. Aussi per- sonne ne soupçonna sa royauté, en exil dans une époque vile. Les foules à son passage rirent, plaisantèrent... Des quolibets tombè- rent comme des pierres sur la neige de ses cygnes impressionnables. On les supposait échappés de quelque baraque de la foire, mé- nagerie humble d'un ours inofîensif exhibé avec des cygnes terriens.,. Elle-même donna l'im- pression aux passants d'une bohémienne, dépe- naillée et qui n'inspire pas confiance. Seuls, quelques artistes, çà et là, remarquèrent sa chevelure surhumaine, splendeur rousse, forêt d'octobre les dieux habitent...

Elle se sentit à bout d'espoir... Qui lui ferait accueil, apaiserait sa faim etlui donnerait asile?

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Jadis, pour entendre son chant et celui de ses cygnes, les rois la conviaient dans leurs palais, donnaient l'or de leurs cassettes... Aujourd'hui personne ne s'inquiétait d'elle... Il n'y avait plus de rois... Et le peuple n'entendait rien aux jeux subtils du rythme... La Muse se trouva définitivement seule, abandonnée, lasse, inu- tile... Etait-ce l'heure, enfin, tout se con- somme ?

Un marchand, dont l'attention venait d'être attirée par son grand dénuement, soudain l'in- terpella du seuil de sa boutique :

Vous cherchez quelque chose?

De quoi vivre ou ne pas mourir...

C'est le plus difficile, quand on n'est pas raisonnable.

Gomment? Que voulez-vous dire?

Oui, reprit le marchand, d'un ton devenu autoritaire et méprisant. Vous n'êtes même pas intéressante. Vous compliquez inutilement votre existence avec cette troupe de cygnes, qui est un luxe suranné, voire une anomalie. Est-ce que j'entretiens des cygnes, moi! Et les autres habitants de la ville, le font-ils? A quoi vous servent ces oiseaux? Ils chantent parfois, dites-

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VOUS. Mais que vaut ce chant naturel, qui n'est pas, comme la voix des chanteuses, discipliné par les Conservatoires, et qu'on ne peut même pas utiliser pour l'Opéra? Si vous étiez seule, vous pourriez vous tirer d'embarras. Quand on est femme ! Surtout que vous avez de beaux cheveux... Croyez-moi, abandonnez vos cygnes. Ou, plutôt, tirez-en profit... En tant que chan- teurs, ils sont inutiles et ne valent rien. Mais vendez-les. On les tuera. Leur duvet représente une somme sérieuse. On en fabrique, vous le savez, des oreillers qui sont moelleux et recher- chés. Car ils donnent de beaux rêves. Qui sait? C'est de reposer sa tête parmi la dépouille molle des cygnes, qu'on a des songes, peut-être, qu'on entend des voix, qu'on plane durant le sommeil, au-dessus des réalités, qu'on s'envole, en un mot! C'est pourquoi les oreillers des riches sont en duvets. Donc, vendez vos cygnes. Réalisez-les en gains immédiats, plutôt qu'en un chant illusoire, qu'on n'entend jamais, qu'à la minute ils meurent... Soyez pratique, enfin !

La Muse s'enfuit de la ville hostile, la ville

PRESQUE UN CONTE DE FÉES 59

sans âme et sans fleuve, ses beaux cygnes avaient pensé mourir. Elle dépassa les ban- lieues, atteignit les premiers champs, oii sont des maisons de campagne, des châteaux blancs. Elle recommença à se sentir mieux d'accord avec le décor. Ses cheveux rouges s'appareil- laient aux feuilles des vignes vierges touchées par octobre... Pourtant elle demeura en peine de ses cygnes. Ils étaient de plus en plus anxieux ; la poussière chargeait leurs ailes. Ils étaient devenus une grisaille. trouveront- ils de quoi redevenir eux-mêmes? Un canal, un étang, une mare quelconque, pour recommencer à appareiller l'un vers l'autre I Ils sont comme des navires ensablés, échoués dans une anse que la marée n'atteint plus. Et c'est la mort prochaine, la dislocation des ailes et des duvets, comme d'une coque blanche, si l'eau ne re- vient pas... La Muse chemine, désespérée et comme folle, dans le silence de la campagne. Ses yeux interrogent l'horizon. Nulle rivière n'est à espérer, ni même un de ces minces ca- naux d'irrigation qui coupent, çà et là, les prairies vertes, comme des chemins de miroirs. Rien que des plaines monotones, des moissons

60 LE ROUET DES BRUMES

le vent, parfois, se cabre. Pourtant un châ- teau blanc s'entrevoit, entre des rangs de peu- pliers, au loin. Ses fines tourelles, vêtues d*ar- doises, luisent, violettes, de la couleur des pigeons qui boivent au bord des gouttières. Un vaste parc s'étend, défendu par une grille dorée, dont les barreaux, là-bas, étincellent au couchant... On dirait une haie de soleil... La Muse reprend espoir, se hâte, pousse devant elle la troupe épuisée de ses cygnes, les oriente du bout de son roseau muet devenu un aiguil- lon... Enfin, elle arrive, appelle au secours, demande asile... Les cygnes, à bout d'efforts, ouvrent leurs ailes, heurtent de leur poitrail le sable des allées comme s'ils espéraient le creuser et aboutir à l'eau nécessaire, qu'ils devinent, tout au fond... La troupe lamentable s'avance, suit l'allée tournante. Soudain la Muse et les cygnes, tous à la fois, poussent un cri il y a de l'espoir, de la détresse, de la sup- plique, de la joie. Un vaste lac est apparu, de l'autre côté du château, grande nappe d'eau, glauque et moirée... C'est donc le salut... Les cygnes fiévreux veulent s'élancer. La Muse s'avance vers le perron, elle va intercéder...

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La châtelaine, à ce moment, apparaît et, d'un regard, elle a tout compris... Va-t-elle héberger cette mendiante? Peut-être qu'elle pourra la tolérer en quelque coin du château, et accueillir ses cygnes, mais à condition qu'ils acceptent la vie en commun dans le grand étang... La Muse regarde, comprend, se désole... Ses pauvres cygnes ! Va-t-elle leur infliger cette déchéance ? Ils sont fiers. Ils ne veulent qu'une eau oi^i il y ait le seul reflet de leur blancheur et le voyage d'eux-mêmes au-devant d'eux...

Ils seront très bien là, insiste la châte- laine. . . Il y a déjà des canards, des poules d'eau, des sarcelles...

Oui! mais mes cygnes sont fiers. Ils n'aiment que d'être entre eux...

On n'a pas le droit d'être si difficile, quand on sollicite, reprit la châtelaine avec un peu d'impatience.

Soit! mais je les connais, mes grands oiseaux. Ils mourraient de cette promiscuité.,.

La belle affaire, éclata la châtelaine, défi- nitivement irritée. Mais qu'est-ce donc que vous vous imaginez? Vous voudriez sans doute un lac à part, pour vos cygnes, avec une mar-

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gelle d'argent... Se croient-ils de race divine, vos pauvres cygnes? Et supérieurs à tous les autres oiseaux? Pourtant j'ai des canards, des sarcelles, des poules d'eau, aux colorés plumages, cent volatiles, qui acceptent très bien de vivre ensemble dans la même eau. Et ils ont des ailes aussi, cependant! Et ils sont agréables, eux, plus agréables que vos cygnes, toujours dédaigneux... Et ils sont même utiles, puisque à la fin on peut les manger. »

La châtelaine ajouta encore : « C'est donc par pure générosité que je consentais à ne pas les chasser, et par pitié pour vous, qui avez faim et errez sans gîte. Pour prix de cette hos- pitalité, vous m'auriez donné vos cygnes : après tout, cela ne fait pas mal dans un étang... »

La Muse, comprenant le marché sournois, et, qu'à condition de les domestiquer ^ elle et ses cygnes, on les accueillerait là, se remit en route, navrée et fière quand même, marchant encore une fois du côté de la ville.

Dans une rue déserte, la Muse, qu'escortaient toujours ses cygnes exténués, fut abordée par un bel adolescent qui la suivait déjà depuis un

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long moment, depuis la minute o\x elle avait franchi la limite de la banlieue, rentrant dans la ville... Il était pâle. Ses cheveux longs trem- blaient. 11 la regarda de ses yeux grands et fié- vreux. Il lui dit :

Vous êtes belle. Je voudrais vous aimer.

M'aimer? Moi qui suis si pauvre, et qui ne pourrais que vous entraîner à jamais dans ma pauvreté...

Vous avez des cheveux de reine... Il y a tout For des couronnes dans vos cheveux...

Vous êtes un enfant, reprit la Muse. Que ferions-nous, si nous nous aimions! Mourir en- semble, n'est-ce pas? J'ai déjà assez de peine avec mes cygnes...

Je les aimerai aussi...

Mais qui êtes-vous donc?

Un poète !

La Muse, à bout de force et d'espoir, s'atten- drit. Elle sentit que celui-ci, du moins, l'aimait profondément. Ses yeux se posaient sur elle comme des caresses...

Viens avec moi, dit l'adolescent...

La Muse le suivit, jusque devant une haute maison noire, ils s'engouffrèrent ensemble

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dans des escaliers raides, ascensionnèrent, par- vinrent à un logement nu, sous les toits... L'adolescent frémissait d'amour, d'angoisse, d'attente délicieuse...

Je t'aime, dit-il. Il y a si longtemps que je t'attends ici... » Et il devint pressant... Il écarta les haillons... Une gorge enchanteresse lui apparut. Alors il connut le mystère de son art. La Muse lui enseigna le rythme par le bat- tement de ses seins pareil au battement de la mer et des astres, lui enseigna aussi les rimes par les boutons jumeaux de roses-thé, les couronnant. Elle lui livra toute sa chair secrète. Les linges un à un tombèrent... Oui! cette fois, on Faimait, pour elle-même. Pur émoi du poète pauvre qui ne veut que les baisers de la Muse... Les cygnes, autour d'eux, frémissaient, dans l'attente d'on ne sait quoi... Alors le miracle s'accomplit. Tandis que la Muse se montrait nue enfin, cédant au sincère amour, les linges à ses pieds s'élargirent en une nappe blanche, de plus en plus fluide... Ils déferlèrent, devinrent de petits flots caressants et dociles... Ce fut bientôt, parla chambre, une eau fraîche et courante... Les cygnes se ren-

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flouèrent, se mirent à voguer avec des frissons pathétiques qui remplirent le silence d'une musique d'argent. Miracle de l'amour!... La Muse étreignit l'adolescent qui s'extasia : « Je savais bien que nous serions sauvés... Qu'il ne me faudrait pas tuer mes divins oiseaux pour livrer leur duvet au marchand tentateur, ni les obliger à déchoir dans la promiscuité de l'étang du château... Toujours il se trouve dans la ville un pur poète qui se met à m'aimer d'un amour assez pur et désintéressé pour que le prodige se renouvelle, que le linge soit changé en eau, et pour qu'ainsi mes cygnes ne meu- rent pas, que leur race dure et que la Poésie soit immortelle ! »

LA VILLE

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LA VILLE

Ils étaient arrivés depuis quelques jours dans la ville morte. Leur départ de Paris avait été brusque comme une fuite. Ils s'étaient décidés tout à coup, las des cachotteries, des men- songes, rapides échanges, brefs baisers toute cette misère de l'adultère, dont un vrai amour a honte, comme un roi qui, pour être sauf, s'habille en mendiant. Leur passion était noble et oserait s'avouer. Elle, elle quitterait son mari; lui, quitterait sa femme, puisque la malchance avait voulu qu'ils fussent mal mariés l'un et l'autre. Ils rétabliraient leur des- tinée. Et ce fut fait ainsi.

70 LE ROUET DES BRUMES

Maintenant, ils se possédaient, enfin !

Et c'était bien ce qu'il fallait, un pays nou- veau pour leur vie nouvelle. Tout recommença. Oui! Rien n'avait été. Ils s'apparurent déjeunes mariés, couple assorti, qui se suffit et, comme dans toute passion absorbante, veut autour de lui de la solitude et un silence il ne s'en- tende plus que soi seul.

Ils avaient choisi une ville morte, mise à la mode par des livres et des enthousiasmes de voyageurs, tout là-bas, au Nord, dans des brumes. Cela semblait si loin, et c'était si près. Ils s'étaient trouvés rendus, après une journée à peine de chemin de fer. Paris fut tout de suite si lointain. Et si lointaine aussi leur vie quittée? Ah! ce subit recul de l'absence et du voyage! Comme tout était différent ici : les passants, les maisons, la couleur de l'air, le ciel au-dessus des toits, un ciel bas, très rap- proché, aux nuages modelés, et qui avait l'air d'un ciel de tableau. Décor unique, finesse de l'atmosphère aux gris d'argent, patine des siècles sur les vieux murs toute une mer- veille changeante pour des yeux de peintre. Lui s'était dit qu'il travaillerait là, dans la

LA VILLE 71

retraite, à transposer ces paysages de ville, incomparables. Matière vierge. Et quelle gloire d'être le peintre de tout cela!...

Les amants s'étaient installés dans une vieille hôtellerie, sur la Grand'Place, vis-à-vis du Beffroi. Ils l'avaient choisie à cause de son ancienneté, du pignon aux fins escaliers bor- dant la façade en briques roses rejointoyées par du plâtre aux frais galons blancs. Et puis ils avaient lu que le grand Michelet, voya- geant, y était descendu, il y a soixante ans. Celui qui écrivait sur l'Amour et la Femme des pages pleines d'éclairs et de caresses y serait là, invisible, dans l'air des miroirs, comme une présence souriante, un bon patron...

Douceur des premiers temps passés en- semble! Ils s'étaient conquis. Ils prirent cons- cience d'eux-mêmes. Ils prirent conscience de la ville. Ce fut un grave enivrement...

Les journées s'écoulaient monotones. Mais est-ce que le vrai bonheur n'est pas monotone ? Ils allaient, au long des quais songe une eau inanimée. Ils se regardaient parfois, du haut des ponts, dans cette eau des canaux. Eau vide, il n'y avait qu'eux deux... Leurs vi-

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sages étaient rapprochés l'un de l'autre, et se reflétaient, mais tout pâles, tout lointains, dans un recul pareil à celui de l'absence ou du sou- venir. Mirés, ils apparaissaient si tristes! On aurait dit qu'ils s'affligeaient de n'être déjà qu'un reflet, une image éphémère qui vacille et va sombrer jusqu'au fond...

Une grande mélancolie planait. Et leur amour en prit quelque chose de plus alangui et de plus tendre. Ce fut comme l'amour qu'on éprouve avant une séparation. Ce fut comme un amour dans un pays il y a la guerre, dans une ville oij il y a des épidémies. Amour fort, de se sentir proche de la mort. Ici la mort régnait... On aurait dit de la ville qu'elle était le Musée de la Mort. Lui croyait chaque jour se mettre au travail. Mais à quoi bon faire œuvre de vie, créer, dans ce silence tout se décompose? Il avait admiré avec une émotion extasiée les tableaux des Primitifs conservés : triptyques d'Annonciation et de Crucifie- ment, châsses aux médaillons fins comme des miniatures, portraits des donateurs agenouillés sur les volets chefs-d'œuvre définitifs des vieux peintres dont les doigts touchèrent à

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Dieu, comme des prêtres! Ils avaient peint comme on prie.

Qu'essayer après eux? L'inutilité de l'effort apparaissait. Et aussi le leurre de la gloire, la rapidité des jours, la cruauté de la vie qui a moins pitié des êtres que des choses, et con- servait là, intacts, tous ces visages peints, tandis que les visages de chair étaient devenus on ne sait quelle boue et quelle poussière indiscer- nable I

Les amants usaient les journées en de lentes promenades... 11 leur arrivait d'entrer dans quelque église. Mais ici encore l'obsession mortuaire recommençait... Le sol était couvert de grandes dalles funéraires, tombeaux d'évê- ques, de fabriciens, de paroissiens illustres, dont les noms, titres, dates de naissance ou de décès, s'étaient peu à peu effacés sous les pas des siècles... Et ils avaient l'impression que leur amour marchait parmi la mort.

Même durant les nuits, leurs nuits ponc- tuées d'infmissables baisers, ils s'énervaient parfois du carillon qui, du haut du Beffroi, en face d'eux, recommençait tous les quarts d'heure à sonner. Tintement lent et vague, qui

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semblait venir de si loin, du fond de l'enfance et du fond des âges... C'était comme la chute d'un bouquet mort, un automne de sons s'eiïeuillant sur la ville... Les amants écou- taient, — inquiets d'on ne sait quoi. Leurs bai- sers s'arrêtaient. Est-ce que la ville religieuse en voulait à leur amour? Et de trop vivre, en ces heures pâmées, provoquaient-ils la mort dont c'est ici l'empire? Hésitantes, leurs lèvres se reprenaient, après le carillon tu. Un long moment, les baisers gardaient un goût de cendre morte...

Le carillon aussi leur fut comme le voisinage décourageant de la mort...

L'amante s'ennuyait. C'est elle qui avait eu l'idée de venir là. Tous les amants ont ce désir de la solitude pour se mieux posséder. Ils se créent l'un à l'autre un nouvel Univers ils ne sont plus qu'à deux. Mais ceux-ci avaient compté sans la mort qui, ici, tout à coup s'in- terposa... Oui! leur amour marchait sur de la mort. Tout mourait sans cesse dans la ville morte. L'amante, en fine Parisienne qu'elle était, initiée par le goût des parfums, avait le

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sens raffiné des odeurs, une éducation subtile de l'odorat.

Ici tout sentait la mort... Au long des quais, les murs séculaires suintaient... Odeur salée de vieilles larmes ! Les antiques façades tachées d'humidité faisaient songer à un tatouage vé- néneux. Dans les églises, il flottait un relent de moisi, d'encens aigri, de nappes fanées dans une armoire de la sacristie dont la clef est per- due depuis des siècles. Odeur de la mort, éparse et unanime dans tous les quartiers de la ville. C'était comme si on avait ouvert quelque part des cercueils de momies ou rouvert le vieux tombeau des siècles morts...

L'amante souffrit de cette senteur obstinée qui lui enlevait chaque jour un peu plus la joie de vivre. Surtout que son amant aussi semblait se déprendre peu à peu d'elle et de tout. Leurs baisers s'espacèrent. Le carillon, la nuit, ne les importuna plus. Ils dormaient sans s'étreindre, avec leur amour entre eux, déjà froid et immobile, comme l'eau des canaux entre les quais de pierre... Elle lui disait, le voyant ennuyé et sans but : « Pourquoi ne travailles-tu pas ?

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« Demain. »

Il répondait toujours : « demain. » 11 faisait des projets, choisissait un site favorable, com- mençait une esquisse, puis cessait, ajournait encore. Il se sentait mal entrain, lui qui crut si bien travailler, ici, s'enthousiasma d'abord pour ces arrangements d'eaux, d'arbres et de tours, sous un ciel d'argent, unique. Rendre cette lu- mière! Etre le peintre de cette ville morte comme Turner le fut de Venise.

Voilà un idéal d'impressionnisme et bien mo- derne ! Il pensait ainsi à l'origine. Par quel sor- tilège, en séjournant davantage, se mit-il après avoir admiré, adoré, ces Primitifs de la race à en subir peu à peu l'influence? Les tons s'obscurcirent sur sa palette, comme si l'ombre de ces morts s'y allongeait. Les gestes de son dessin se figèrent. Il commença à peindre aussi des vierges, des peseurs d'or, des donateurs. Il imita les vieux maîtres. Peu après, il en arriva à ne plus faire que les co- pier. Il semblait que tout autre idéal d'art que le leur fût sacrilège ici. Dérision que de vouloir être soi, au milieu d'eux I C'était la pauvreté d'un cierge qui brûle au soleil... Le peintre fut

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vaincu. Les morts, ici encore, triomphaient. La mort avait raison de la vie... La ville morte fana Fart nouveau, comme elle avait fané l'amour nouveau.

Les amants se sentirent de plus en plus dé- pris d'eux-mêmes et de tout. L'homme apparut si changé! 11 était morose, s'ennuyait... Il ne se plaignait pas, mais des regrets s'éploraient dans ses yeux. Sa vie ancienne le ressaisis- sait. Quand sa compagne, parfois, parlait de Paris, vite il l'interrompait, comme pour éloi- gner une tentation qu'il ne pourrait pas conti- nuer à dominer... Une grande froideur s'accrût entre eux. Ils se semblèrent détachés l'un de l'autre, et presque indifférents. Et dire qu'ils avaient tant désiré, durant des mois d'amour clandestin, s'appartenir ainsi, tout à fait, jour et nuit... Pourtant rien n'était arrivé, aucune désillusion l'un sur l'autre, par une existence confondue et l'intimité totale. Aucun heurt non plus, et nulle querelle.

Qu'est-ce donc qui se passa en eux ? L'amant maintenant sortait sans cesse et toujours seul... Il s'absentait des après-midi entières, rentrait tard, se couchait sans parler. Un soir il an-

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nonça qu'il avait reçu une lettre de Paris. Son marchand de tableaux lui écrivait : une affaire importante et qu'il faudrait traiter en personne,

« Ne mens pasl Tu ne m'aimes plus. Et tu veux partir », dit l'amante d'une voix rési- gnée, qu'aucune irritation intérieure ne fonçait, triste seulement, comme on l'est de l'irrémé- diable.

L'amant n'essaya pas de nier :

« Oui ! c'est la faute de la ville! » La femme acquiesça, pâle et morne :

(( Ce n'est pas de notre faute. La Mort ici fut plus forte que l'Amour. »

Et ils demeurèrent dans un long silence, son- geant à la ville morte, à leur passion morte, à eux-mêmes qui se faisaient l'effet de s'être sui- cidés ensemble au paroxysme de leur amour, et de devoir maintenant, ressuscites comme Lazare, recommencer à vivre, chacun de son côtél

SUGGESTION

SUGGESTION

Il y a tout un domaine mystérieux et né- gligé, limbes des sensations, clair-obscur de la conscience, région équivoque trempent pour ainsi dire les racines de l'être. Il s'y noue des analogies étranges, des rapports volatils qui lient nos pensées et nos actes à telles impres- sions de la vue, de l'ouïe, de l'odorat. Pour avoir rencontré une femme dont les yeux sont gris, l'homme du nord, tout à coup nostal- gique, s'en retourne au pays natal. De même une orange qu'on épluche, parfois, suffit pour susciter toute l'atmosphère d'un théâtre. Et ceci encore : pour avoir respiré, sur un trot- toir en réparation, l'été, l'odeur de l'asphalte

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qui bout dans sa cuve, nous partons pour la mer, avides de grands ports le goudron sent bon aux quilles brunes des vaisseaux. Et ceci : les réverbères ophtalmiques, dans le brouillard, font rêver d'altruismes, de dévoue- ments humanitaires, d'un legs pour un hospice ou une clinique des yeux...

C'est seulement par une suggestion de ce genre que peut s'expliquer le cas du peintre X. .. dont le crime stupéfia, il y a quelques années, ses amis et l'opinion. Il déchargea les six coups d'un revolver sur sa femme, lui si fier et si doux, et que personne n'aurait jamais cru ca- pable de ce crime lâche.

D'autant plus qu'il n'avait pas agi précipi- tamment, au cours d'une querelle, par une de ces brusques démences irréfléchies, qui déter- minent moins un meurtre qu'un accident... Il avait projeté, presque prémédité, l'attentat... Lui-même en prison ne démêla pas l'obscure manigance.

Il se repentit, pleura, se rappela, espéra. Car la victime n'avait pas succombé tout de suite.

Depuis des jours, elle agonisait, mais sans

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possibilité de salut, marquée à la gorge par deux blessures de sang caillé, qui semblaient déjà les scellés de la mort... Le prisonnier était tenu au courant par un gardien complai- sant, que renseignaient le quotidien bulletin de santé... des gazettes. Pas un jour, il n'y eût de l'espoir. A la fin de la semaine, la malheu- reuse mourut. Alors subitement, le prisonnier vit clair, s'expliqua son crime, remonta de l'effet à la cause, élucida la minute décisive, qui, soudain, lui avait inculqué son criminel projet... Oui ! il la revivait, cette minute, toute fixée dorénavant et précise à jamais... C'était dans la banlieue, le soir, commencent les pre- miers champs ; un train passa, noir, avec la terrible lanterne rouge de la locomotive... Le prisonnier, maintenant, se rappela les circons- tances, tout le détail... Oui! c'était sa défense! Il n'était pas coupable, peut-être... Aussi fît-il choix d'un avocat, en désignant un, qu'il avait connu un peu, autrefois; et, dès le lendemain, il put converser avec lui dans le parloir de la prison.

Vous aimiez pourtant votre femme ? inter- rogea le défenseur.

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Ohl oui! je l'aimais! Et je l'aime encore! Le prisonnier pleura. Un instant après, il se ressaisit, il dit comme s'il se parlait à lui- même, d'un air de somnambule « : C'est étrange, ce phénomène de la mort. Elle efface tout ce qui est proche, immédiat ; et tout ce qui est laid. Elle met tout, de suite, dans un tel recul, et ne laisse subsister que ce qui fut beau et tendre. Tout mort s'idéalise. Moi je ne vois plus que nos bons jours, le temps nous nous aimions, elle fut bonne, passionnée, affec- tueuse. Nos commencements ! » Le peintre éclata en sanglots, si sincères et pathétiques que l'avocat lui-même fut ému. Il demanda d'une voix timide :

Elle vous a trompé? Vous avez trouvé des preuves certaines...

Ah! plût à Dieu qu'elle eût pris un amant, reprit le peintre, tout à coup raffermi dans ses idées et la voix nette. La femme est fragile. C'est le péril d'une minute. Cela, certes, je lui aurais pardonné. Car j'aurais moins souffert de ce grand coup de couteau que des millions de coups d'épingles dont elle m'a blessé à toutes les secondes de notre vie en commun depuis

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ces dix dernières années. Ah! certes nous nous sommes aimés ardemment et prodigieusement pendant les premiers mois. Puis, elle s'est déprise de moi. Névrosée et détraquée d'ail- leurs, elle a conçu un agacement de moi, du moindre de mes gestes, de mes mouvements, de mes intonations, du bruit que je faisais, du silence que je gardais, de la façon dont je man- geais, buvais, riais, marchais, tournais ma moustache, bâillais ou me mouchais. Je ne pensais plus qu'à cela. Je n'étais plus moi. J'étais en proie à elle! J'en étais arrivé à devoir exercer sur moi-même une surveillance de tous les instants, contrôlant et disciplinant mes mouvements les plus instinctifs, pour ne pas provoquer ses remarques ou ses colères. Car elle s'emportait tout de suite, et pour des riens. Quoi que j'énonçasse, elle me contredisait, me réfutait avec irritation, me prenait en pitié, finissait en concluant à mon incurable sottise. J'ai du talent pourtant. Je me suis fait un nom dans la peinture. Elle n'hésitait pas à dire que si j'étais quelque chose, c'était grâce à elle, à ses conseils, à sa clairvoyance, parce qu'elle m'apprit à vivre et me sauva d'être un obscur et un raté. . .

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Le prisonnier s'arrêta une seconde, de l'air las dont on s'assoit au milieu des ruines. 11 avait cheminé dans ses pires souvenirs... L'avocat écoutait, cherchant ce qui pourrait convenir à la défense.

Vous comprenez maintenant, reprit le peintre, que je lui aurais mieux concédé un amant que cet acharnement après moi !

Hélas! elle me fut fidèle implacablement! Fidèle à m'asservir, à me tourmenter, à me traiter en enfant et en captif, à m'écraser de son mépris, de ses colères déchaînées, de son orgueil. Et cela, avec mes propres mots, mes anciens gestes, mes idées simplement retour- nées par elle afin de me contredire toute ma personnalité entrée jadis en elle, assimi- lée, incorporée. Et c'était une fois de plus la monstrueuse révolte de la créature contre son créateur. Car cette femme, c'est moi qui l'ai créée. Je l'avais trouvée, à l'origine, intel- ligente, mais sans culture ni pensée propre. Moi seul, j'ouvris son cerveau, ses yeux, tout son être, à la vie supérieure, à l'art, aux hautes émotions, à la nature, de même que j'avais ouvert son sexe à l'amour! Seul j'apportai de

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la lumière, dans les mystérieux corridors du fond d'elle-même que sans moi elle eût ignorés à jamais peut-être. Seul je lui donnai les clés qui ouvrent les portes du mystère et de l'infini. Après quoi, elle me frappa avec ces mêmes clés magiques, qu'elle me devait!...

Tout cela n'explique pas votre crime, interrompit le défenseur. Ce sont les ressenti- ments d'une âme justement fière, mais aussi les petites misères de la vie conjugale, qui sont inévitables et communes à tous.

L'avocat, qui était un peu lettré, ajouta d'un air satisfait : « Balzac a même fait un livre là- dessus ».

V^ous avez raison, reprit le prisonnier. C'est insuffisant pour excuser mon crime, même pour l'expliquer.

Mais il y a autre chose, dont je ne me suis pas rendu compte sur le moment même, mais qui s'est tout à coup précisé, imposa son évi- dence, ici, en prison, le jour j'appris le décès de ma malheureuse femme. Non! je ne voulais pas la tuer. Jamais je n'avais songé à la possi- bilité d'un crime contre elle.

J'étais résigné, tout à fait, n'attendant que

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de ma mort la fin de ces minimes supplices quotidiens...

Même le fatal jour, pas une fois l'idée du meurtre ne traversa mon esprit, avant la minute décisive que je vais vous dire, cette idée m'apparut, en un éclair, tout à coup despotique, inéluctable, implacable, comme née avec moi, consubstantielle à mon âme et déposée en elle de toute éternité! Certes, ce jour-là, et plus que jamais, j'avais souffert. Après de nouvelles vio- lences, j'étais sorti, le cœur déchiré, les yeux noyés d'insurmontables larmes. Ah! être seul! loin de la ville, des hommes, de la réalité, de la vie! Je courus par la banlieue, loin, très loin, les premiers champs commencent... La nuit venait... Je ne pensais plus à rien, désem- paré, hagard, veule, comme un homme échappé à un incendie, à un coup de grisou dans la mine... Tout à coup un train passa.

Le peintre avait prononcé cette phrase d'un ton étrange, sinistre. L'avocat sentit sur son visage comme un grand souffle glacé, le souffle d'une porte qui s'ouvre et qui va laisser passer le mystère qu'on attend... Instinctivement, il

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redoubla d'attention, tandis que son client poursuivait :

Un train, vous entendez bien. Dans le soir déjà noir, un train, noir aussi. Il passa avec un bruit de désastre, poussant un cri déchirant. Moi, je ne remarquai qu'une seule chose : la lanterne au-devant de la locomotive. Elle était rouge, d'un rouge affreux comme une blessure fraîche, une blessure ronde et énorme... La nuit parut une blessée. C'était du sang, celte grande tache rouge ! Oui ! la plaie saignait, mais à peine; le sang se caillait; puis soudain il sembla que le sang de cette lumière débordait; la plaie rouge s'agrandit, se rappro- cha, éclaboussa mes yeux, mes mains, tout mon corps, toute la campagne. Plaie immense! Est-ce que la nuit allait mourir? Or, à la même seconde, je conçus l'idée du meurtre. Aussitôt, je perçus que j'avais assez souffert, que ma femme était trop acariâtre vraiment, et trop cruelle ! En même temps je la revis elle que la campagne me faisait oublier mais ayant, sur elle aussi, une tache comme la lanterne de la locomotive. La lumière rouge m'achemina tout de suite au sang. Equation instantanée 1

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Je vis déjà la blessure, pareille au disque gran- dissant... l'instant d'auparavant, ce crime m'au- rait semblé impossible; il m'apparut inévitable et imminent, d'ailleurs,..

Vous savez le reste, conclut le prisonnier. Je ne suis pas coupable. Il y eut un effet des plus insondables analogies, des plus occultes puissances de l'inconscience... Je n'ai rien prémédité, ni même voulu. La faute en est au convoi, dont la lanterne m'a réellement sugges- tionné. C'est à la lettre que j'ai vu rouge.

Car malgré tout, j'aimais ma femme, acheva le peintre dans un nouveau sanglot. Et je l'aime encore! Ah! cette pitié de mort qui efface toutes les laideurs ! Je ne la revois plus qu'avec ses robes du commencement, avec son âme du commencement!

L'avocat, en se retournant, songea qu'un tel système de défense serait bien compliqué devant un jury de bourgeois positifs. Les rai- sons mystérieuses des actes, la fatalité, l'hyp- notisme, la suggestion, sont encore non admises en justice, et d'une démonstration, au surplus, impossible. Il plaiderait la folie de l'accusé, ce

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qui devenait, d'ailleurs, de plus en plus sa con- viction. Peut-on admettre que le rouge d'une lanterne lui ait suggéré le rouge d'une blessure, et qu'il ait tué par la faute d'un convoi? Un accès de démence était plus vraisemblable, et seule compréhensible pour la justice des hommes. Le reste regardait les poètes et Dieu ! L'avocat sourit. Il venait, fier d'être un peu lettré, de penser intérieurement, et répéta tout haut, avec un geste de cour d'assises : « Dieu aussi est un poète 1 »

CORTEGE

CORTEGE

C'avait été un amour immense que cet amour de Dorothée. Quelle lumière brusque dans sa vie grise, sa petite vie d'orpheline, toujours seule avec son aïeule qui l'éleva, dans la maison- nette à pignon, proche de la cathédrale! La maisonnette aussi était grise d'avoir toujours sur elle toute l'ombre de la tour. Un moment, il y avait fait clair à cause de l'amour entré. Mais l'amour était sorti, si vite ! Ce fut un de ces misérables essais de bonheur, une de ces tendresses de la dix-huitième année une jeune fille se livre toute, dans un élan, sans savoir. Mais Dorothée n'était pas de celles qui oublient et recommencent des expériences.

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Inguérissable, elle sourit, pleura, se déses- péra, espéra contre tout espoir...

Elle garda à son doigt la bague des jours d'amour, comme si le fiancé n'était qu'absent et pouvait revenir. Jamais elle n'avait songé à l'ôter fût-ce une minute. Des années avaient coulé. Mais le fiancé reviendrait peut-être. L'anneau continuait à luire, à peine un peu pâli. Elle y attachait un sens superstitieux. Sa destinée était liée à la bague. Celle-ci lui demeurait comme un talisman, un feu fidèle, la petite lueur d'or d'un phare à la grève de sa main nue, qui pouvait ramener l'absent... Il lui semblait qu'en quittant sa bague elle aurait quitté l'espoir. Et elle voulait espérer encore...

Un jour, il arriva que la foudre s'abattit sur la tour delà cathédrale, la tour à jour, évidée, attifant le ciel comme d'une dentelle. Rien de l'architecture elle-même ne fut atteint. Le ton- nerre avait été, d'un trait, s'engouffrer dans le gros bourdon du clocher, celui des guerres, de l'incendie et des dimanches. Il s'y précipita comme la foudre apprivoisée dans un puits. La cloche, instantanément, s'était brisée, mor- celée, déchiquetée, émiettée. Aussitôt, ce fut un

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grand effroi dans la ville. On y vit un signe de la colère de Dieu. Déjà, des épidémies avaient sévi. Et, cette fois, des habitants du voisinage prétendirent avoir entendu, au moment la cloche s'était brisée, un vaste rire, un rire dis- persé, comme si le démon s'en était enfui... Même les gargouilles du portail avaient semblé bouger. La cloche était maudite. Il ne fallait pas songer à en utiliser le bronze pour la refonte d'un nouveau bourdon. Et, en grande hâte, on alla jeter dans le fleuve les débris de la cloche, dont la rouille et le vert-de-gris parurent du soufre et du feu, Tévident tatouage de l'Enfer.

Pourtant, le clocher ne pouvait pas rester muet désormais. La cloche sonnait l'heure et les événements multiples. La ville prenait par elle conscience du temps, conscience d'elle- même. La ville écoutait les pulsations de l'heure dans les rouages de la tour comme celles de son propre cœur... Quand la cloche ne sonna plus, ce fut, tous les jours suivants, comme si le cœur de la ville s'était arrêté. La ville s'apparut morte.

Une grande tristesse plana, et aussi un grand effroi. Il importait de conjurer le ciel, qui s'était manifesté par un tel éclat de colère. Car des

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épidémies allaient recommencer peut-être. On décida de refondre au plus vite un gros bourdon. Mais trouver les fonds? La dépense était considérable. Alors, les chanoines de la cathé- drale et les magistrats de la ville, en ayant discuté, tombèrent d'accord sur une décision qui, en assurant le bronze nécessaire de la cloche, ferait en même temps de celle-ci quel- que chose d'expiatoire. Un avis annonça aux habitants que des chars parcourraient la ville et qu'ils étaient invités à y déposer toutes sortes d'objets en métal, qu'on fondrait ensuite pour l'exécution d'une cloche nouvelle qui serait ainsi l'œuvre de tous.

Au jour dit, les chars sortirent .Ils avaient été bénits par l'évêque, pavoises aux couleurs de la ville. Des chevaux caparaçonnés les menèrent, escortés par des valets et des hérauts. Les trompettes déchiraient l'air de leur cri d'or. Les clochettes des paroisses tintaient. Il y eut dans toute la cité un élan admirable. On croyait faire acte de civisme et acte de foi. Les uns pensaient apaiser Dieu irrité; les autres doter la ville d'une cloche d'un tel métal, d'un tel volume, qu'elle en illustrerait la tour, créerait

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dans l'air un si vaste cri qu'il ferait mourir les oiseaux de mauvais augure et reculer le ton- nerre.

Sur les places publiques, dans les quartiers riches, à travers les ruelles populaires, les chars passèrent, assaillis de riches offrandes. Les habitants attendaient aux fenêtres, sur les trot- toirs, au seuil des demeures ; ils lançaient dans les chars toutes sortes d'objets de métal; des chandeliers, des bassins de cuivre, des plats d'étain. L'or et l'argent aussi ruisselèrent : de l'argenterie, des bijoux, des hochets, des coupes. La générosité fut unanime. Les patriciennes, du haut des balcons, des jardins en terrasse, dé- faisaient leurs colliers, leurs pendants d'oreilles. On vida des écrins séculaires. L'évêque, du perron de son palais, lança sa crosse dans un des chars. Même les plus humbles se dépouillè- rent. Tout cela tombait, s'entassait, se bossuait, se bosselait, cimetière de métaux, immense ossuaire qui allait renaître sous une forme auguste et capable de traverser des siècles.

Elan unanime et contagieux I La foule par- fois devient une non seulement pour le crime, mais pour la foi, le zèle, la joie, l'œuvre. Et

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ceux mêmes qui n'y songeaient guère entrent dans le projet...

C'est ce qui arriva pour Dorothée.

Quand les chars, à la fin de leur itinéraire, passèrent devant sa demeure, chargés de leur immense butin qu'on continuait à grossir, elle pensa tout à coup et elle n'y pensait pas, une minute auparavant qu'elle devrait bien, elle aussi, accorder quelque offrande. Mais quoi donner? Sans savoir pourquoi, elle regarda sa bague qui, toute proche, semblait s'offrir. La bague consentait, était prête à la quitter. Vieux souvenir, désormais inutile! Dernier anneau d'une chaîne perdue ! Pourquoi garder le cruel bijou qui lui remémorait son triste amour fini ! Les chars passèrent. Des objets y pleuvaient de toutes parts, parmi des cris, des bruits, toute une griserie de foule. Tentation brusque et vio- lente... Dorothée frissonna, résista, se révolta dans sa chair et dans son âme. Son attache- ment superstitieux pour la bague réapparut. Elle était toujours le signe de son espoir, un talisman pour le retour encore possible. Donner la bague, c'aurait été renoncer tout à fait, acquiescer à l'oubli.

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La tentation insista. C'était fini d'espérer. Tant d'années avaient coulé. Le fiancé ne reviendrait jamais plus. Aujourd'hui, c'est pour Dieu et pour la ville que chacun se dépouillait. Avait-elle le droit de s'abstenir? Encore une fois la petite bague s'offrit, bijou inutile, sou- venir douloureux. Alors, sans savoir comment, dans un geste brusque, involontaire pour ainsi dire, tout à coup l'anneau glissa du doigt, vola, s'envola jusque dans le vaste char où, à la même minute, il se confondit, sombra, comme la coupe du roi de Thulé dans la mer...

Instantanément, Dorothée comprit que c'était fini d'attendre. Le recommencement d'amour qu'elle espérait encore, et qui pouvait être, ne serait plus. C'est elle-même qui venait de se supprimer la dernière chance. Le fiancé était mort pour elle. Elle avait créé V irrémédiable .

Et, comme la bague allait entrer dans la cloche, l'Amour de Dorothée entra dans le Sou- venir.

En effet, en jetant sa bague, Dorothée croyait s'en délivrer. La bague ne fit que changer de forme. Son chagrin aussi. Dorothée le vit bien quand, six mois après, le gros

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bourdon de 14.000 livres se mit en branle.

Il avait fallu un long temps. On creusa une vaste fosse dans le terre-plein attenant à la cathédrale (ancien emplacement du cimetière) ; on fît appel aux souffleurs afin de maintenir une température élevée pour la fonte du métal, et il y eut même un concours entre eux, le gagnant reçut une médaille et un chapeau orné de rubans. C'est un fondeur renommé qui la coula. Aussi, quels beaux concerts quand elle fut inaugurée, avec une robe de dentelle, comme un enfant à son baptême, et des parrains illustres. Tocsins, sonneries, lentes volées, allègre carillon, la cloche nouvelle résuma toutes les destinées qui étaient en elle, tinta tout le jour. La maison- nette à pignon de Dorothée en était toute secouée. La Délaissée écouta, songea, se revécut... La cloche représenta tout son amour.

Elle fut gaie et pleine de soleil comme le temps des premières rencontres. Elle fut vio- lente comme le baiser, lointaine comme l'absence, inexorable comme le souvenir. Toute sa vie s'ébruitait, là-haut... La cloche savait tout. Est-ce à cause de la bague qui, fondue,

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avait été une petite larme d'or qui pleurait maintenant dans la cloche et pleurerait de longs siècles ?

Dorothée s'attendrit, entendit sa bague dans la cloche...

Mais la bague avait consenti à mêler son peu d'or à tout le bronze anonyme du bourdon. Ainsi le chagrin d'amour de Dorothée, à cette minute, ne lui apparut plus distinct ni person- nel, mais confondu avec l'universelle tristesse de la vie.

LE CHASSEUR DES VILLES

LE CHASSEUR DES VILLES

L'autre jour, je reconnus, de dos, marchant devant moi, mon ami X... qui descendait l'avenue. On le devinait joyeux, à sa marche allègre, aux mouvements vifs de sa canne, avec laquelle il dessinait dans l'air des arabesques, conformes peut-être aux lignes de sa main et contenant sa destinée... Au bout d'un moment, je m'aperçus qu'il suivait une femme. Quoi, lui? Un homme fin et sérieux, intelligent et répandu, séduisant encore et qui aurait pu, dans le monde et les salons, s'assurer des bonnes fortunes.

Jamais on ne lui connut de liaison, ni même

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de flirts. Il était marié, d'ailleurs, et on le croyait fidèle, tout simplement. Donc il s'in- quiétait des passantes. Je me disais bien que son cas devait être plus compliqué. Cependant, avec sa nature subtile, il était difficile de lui supposer du vice bas, une sensualité sans choix. Au bout de l'avenue, il s'arrêta, comme s'il renonçait, et soudain obliqua de mon côté... Nous nous rencontrâmes presque face à face.

Ah! je vous y prends, lui dis-je. Vous suivez les femmes.

Certainement; et je ne sors même que pour cela...

Mon visage trahit sans doute un peu d'éton- nement ou un air de méfiance devant la possi- bilité d'une ironie. Il jugea bon d'insister, comme si son explication était plausible et qu'il fût nécessaire, dès lors, de la produire.

Oui! reprit-il; tout le monde chasse en cette saison. Moi je ne suis pas chasseur. Je chasse ici. Les grandes capitales sont des forêts. Les femmes sont un gibier multiforme et pul- lulant... Chaque après-midi, je sors, je pars en chasse. Je m'assure du bon état de mes gants,

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de mon chapeau, de toute ma toilette, comme un chasseur de son fusil et de ses chiens... Et j'ai Fémoi, la délicieuse angoisse d'attendre, de guetter, de suivre, d'atteindre comme le chasseur. Et la même variété que dans le gibier. Il y a des femmes qui volètent dans la rue avec des frissons de volatiles, qui passent dans leur robe colorée de faisan, qui se mon- trent et se perdent parmi la foule comme un lièvre parmi l'herbe, qui fonceraient en fureurs de sanglier à la première approche. Poursuivre tous ces gibiers! Suivre toutes ces femmes! Et, comme le bon chasseur, tout de suite charger son fusil comme il le faut, changer de muni- tions, adapter le projectile, modifier son tir. Du petit plomb ou du gros plomb, il faut cri- bler ou faire balle. Accoster par un mot admi- rable ou vite jeter quelques mots courts et prestes qui engourdiront comme une aile la voix qui voudrait protester... Du coup d'œil, par conséquent, un grand sang-froid. Recon- naître instantanément la qualité d'une femme, comme on reconnaît la nature du gibier au bruit de son passage, encore invisible, dans le silence...

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Et moi qui vous croyais un mari fidèle, m'écriai-je, amusé et un peu stupéfait.

Je le suis, répondit mon ami, et très maté- riellement. Ceci est une autre affaire. Le vrai chasseur ne mange jamais le gibier qu'il tue. Il n'aime pas le gibier, ni perdreau, ni faisan, ni lièvre, ni chevreuil. Moi je ne possède jamais les femmes que je suis ou que je chasse, si vous voulez. La chasse est un plaisir cérébral, une joie nerveuse qui se suffît. Tout le plaisir est dans ce qui précède et ce qui suit. S'habiller, s'équiper, partir, s'embusquer, dépister le gi- bier, le forcer, le découvrir, avoir toutes les petites curiosités, la tactique, le guet, l'émoi, l'incertitude du succès, le passage à portée qui ne durera qu'une seconde et d'oii tout dépend ; puis, après, la vanité satisfaite, le compte des pièces abattues, et le récit exagéré, à d'autres, de ses exploits... Voilà les secrètes ivresses de la chasse et toutes pareilles, qu'il s'agisse de femme ou de gibier... L'instant du coup de fusil est peu de chose...

Vous êtes très spirituel, observai-je à mon ami. Mais cela ne me paraît que de l'esprit et une fantaisie ingénieuse.

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C'est une réalité. Je fais ce que je vous dis, je mourrais d'ennui à circuler seul dans la rue, si je n'avais pas trouvé ce sport. J'occupe ainsi mes promenades. Je ciiasse, vous dis-je. J'en aurais, moi, des histoires de chasse à racon- ter!... Et les mésaventures, les hasards de la poursuite, la volupté du petit danger quand on force le gibier jusqu'au gîte! Gela m'est arrivé, plus d'une fois. La poursuite d'une femme aussi excite, enfièvre; on ne s'arrête plus... Et alors je pénétrais, derrière celles que j'avais suivies, dans des maisons o\i elles habitaient peut-être, dans des hôtels je ne savais si, étrangères, elles étaient descendues ou si, complaisantes, elles m'entraînaient. Il y faut une adresse souple, un flair subtil. Tout de suite juger, et agir. Suivre tantôt de près, tantôt de loin, un moment bref ou lent. Sourire ou prendre un air langoureux. S'offrir sentimental ou conqué- rant. Poursuivre jusque dans les escaliers ou attendre devant les fenêtres. Il y a des femmes à aborder dans des rues écartées, d'autres dans la cohue du boulevard. Il faut entraîner celle-ci dans un passage et celle-là dans un fiacre. J'ai procédé ainsi, avec des nuances savantes et

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efficaces... Mille subterfugesl Et tout cela jus- qu'à la limite seulement de la certitude, la minute la femme suivie acquiesçait. Une docilité immédiate, un rendez-vous prochain consenti, ou seulement un enjouement aimable présageant quand même la réussite finale, c'était assez, dans un cas comme dans l'autre, pour me satisfaire. Aussitôt je quittais la partie. C'est-à-dire que je me dérobais à l'entretien, à la promesse de se revoir, ou à l'accomplisse- ment, selon les cas, qui, en somme, n'étaient que les trois étapes d'une réussite, dont la garantie seule m'importait, et me suffisait dès qu'elle m'était donnée. Je vous ai déjà dit que le vrai chasseur ne mange pas le gibier qu'il tue... Moi aussi, je ne tiens pas aux femmes que j'ai atteintes...

Mon ami se tut. Il regardait au loin, de son œil gris déjà braqué, comme si une nouvelle proie surgissait. A cause de ce qu'il venait de me dire, je remarquai pour la première fois combien son œil clair était gris, d'un gris d'acier, du gris qu'a le canon d'un fusil... En même temps ses narines avaient frémi. On eût dit le nez d'un chien de chasse flairant une

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piste. Il me parut vraiment qu'il était ce qu'il disait. Tout un appareil de chasse résumé en lui. Au loin passaient des femmes, aux grâces de volatiles, en effet, dans leur robe colorée de faisan tout un gibier offert 1

Pourtant le récit de mon ami m'avait troublé et inquiété pour lui. Qu'est-ce que cette exci- tation sans but, cette débauche cérébrale? Voi- lant d'un sourire mon impression fâcheuse, je la lui transmis un peu, cependant :

Prenez garde, lui dis-je. C'est un plaisir qui peut devenir dangereux. Il y a une manie étrange, une nuance de sadisme, peut-être.

En tout cas, reprit-il, je ne suis pas le seul. Les grandes capitales sont pleines de chasseurs comme moi. Parfois quand j'ai suivi une femme depuis un moment, je m'aperçois que nous sommes trois ou quatre à marcher derrière elle et autour d'elle. C'est comme dans une battue. Le gibier passe entre plusieurs fusils. D'ailleurs toutes les sortes de chasses, et des goûts très divers. Il y a des spécialistes aussi. Les uns n'aiment qu'un certain genre de femmes, des brunes ou des blondes, la svelte aux maigreurs d'arbuste, la grasse aux chairs

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de bel animal. Il y en a qui ne suivent que des rousses. D'autres, celles qui jeunes ont déjà les cheveux blancs. Les femmes en deuil ont leurs amateurs, dans les jardins publics leurs crêpes noirs s'accordent si bien avec les feuilles mortes. Tel n'est à l'affût que des veuves... Ce sont les chasseurs qui aiment à achever le gibier déjà blessé. Car ici aussi, il y a toutes les variétés de chasseurs. Celui qui poursuit les jeunes vierges correspond au chas- seur qui ne se plaît qu'à chasser les canards sauvages. Celui qui s'obstine après la passante sévère correspond au chasseur de sanglier...

Et combien de pièces au tableau, deman- dai-je à mon ami? S'il y a tant de chasseurs dans la forêt des grandes villes, le faible gibier féminin doit beaucoup succomber.

Oui! on a fait une statistique. Parmi les femmes accostées, et qui cèdent, la proportion est de une sur quatre. Il y a dans ce chiffre une part notable pour les provinciales et les étrangères que la fièvre de Paris affole, et qui tournoient, s'aveuglent, tombent facilement. Du reste tout cela tient à peu de chose, à un mot, à une minute, à la destinée, à l'adresse de

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l'homme. Car c'est ici surtout que l'analogie du chasseur est frappante. Il en est de la femme comme du gibier : on la manque aussi facile- ment qu'on la prend.

UN SOIR

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UN SOIR

Le Poète avait flâné tout le jour, à travers rénorme capitale en fièvre, désœuvré et seul. Dans le crépuscule qui tombait, sous un ciel de rayons jaunes et qui s'acidulent, il se sentait plus seul. Il n'avait rencontré personne. Il n'avait eu le courage d'aller chez personne. La foule affairée, rentrant dans ses demeures, proches ou lointaines, le froissait, l'ignorait. Comme il s'apparut abandonné ! Et il allait, se parlant à lui-même : « Oui ! le Poète est seul. Qui de tous ceux-là pense aux choses qui m'occupent? Qui regarde en ce moment le ciel de Passion et de vinaigre que je regarde? Ah! la Foule ! la Foule ! Elle est le nombre et je

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suis l'Elite. Elle appartient aux faits ; moi à la Loi. Elle se passionne pour le désordre des événements ; moi pour l'ordre de l'Univers. Ah ! comme je suis différent de la Foule, et des autres, et de tous ! Je suis exceptionnel, unique. Je suis seul. Je suis l'être dépareillé. Je suis le grand célibataire mais Dieu l'est aussi !... ))

Le Poète continua sa marche, heurtée par d'incessants passants. Le soir s'aggravait. Après le ciel de Calvaire, l'éponge des rayons jaunes, la suprême rougeur d'une nuée en sang ouverte par la Lance, la nuit venait, avec toutes les épines de l'ombre à son front. Le Poète, plus morose, se demanda par quelle mystifica- tion nouvelle il pourrait, ce soir-là, distraire son intolérable ennui et se venger sur quel- qu'un, enfin, de l'incompréhension universelle qu'il sentait en ce moment peser plus que jamais sur lui et l'isoler dans une île de ténèbres parmi ces houles humaines en remous. Car il était devenu un mystificateur, rusé, inventif, et plein de passion pour son vice. Certes, c'avait été, à l'origine, moins par haine de la foule et douloureux caprice de son spleen. Ce fut sur-

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tout parce qu'on ne le comprenait jamais. 11 se sentait en exil dans la vie. Il marchait vraiment parmi des étrangers. Il ne parlait pas la même langue que les autres. Sa conversation parais- sait inintelligible et ridicule. Alors, il conçut qu'il fallait se mettre en garde contre la Bêtise qui pourrait rire de lui, ne le comprenant pas. Car le rire est, dans ce cas, l'expression de l'in- compréhension. Donc, il fallait prendre l'offen- sive et, le premier, se moquer. Oui ! c'est ainsi qu'il était devenu un mystificateur par légi- time défense!

Depuis, il y avait pris goût. C'était devenu un entraînement, un jeu de son ennui, un sport mental. Car il y a, chez le mystificateur, quelque chose de la psychologie de l'inventeur. Il a trouvé un tour nouveau. Réussira-t-il ? Dans la pensée, comme sur le papier, tout s'exécute à souhait. Théoriquement, c'est bien. Mais dans la pratique? Réalisera-t-on son in- vention (et la mystification en est une) ? Il faut qu'elle réussisse.

Alors, l'accomplissement seul importe, pour rien, uniquement pour la preuve...

C'est pourquoi le Poète, après tant de mys-

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tifications laborieuses vis-à-vis des imbéciles puissants, et qui ne furent que pour se venger, se défendre, en arriva à des mystifications dé- sintéressées, plutôt des expériences, pour les- quelles les inoffensifs et même les simples lui servaient d'instruments...

Ainsi, ce soir-là, sous ce ciel de Golgotha des étoiles maintenant enfonçaient leurs clous de cruauté, il eut tout à coup une idée nouvelle qui inonda de joie son visage morne, tandis qu'il passait devant une humble vitrine. C'était la boutique d'un marchand de charbon, noire comme un four éteint d'usine... Mais, dans le fond, une petite pièce exiguë apparaissait toute claire, claire de la lampe, de la nappe mise, des verres et de la vaisselle d'un repas, claire aussi de l'invisible rayonnement des demeures il fait heureux. Un enfant blond mangeait entre un homme et une femme.

Le Poète entra. Le marchand aussitôt s'en vint vers lui, obséquieux, plus joyeux à cause du client advenu, attendant la commande. Le Poète examinait. Des analogies lui venaient... Il regardait dans les gros blocs de houille les mystérieux ramages, pareils à ceux du givre

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sur les vitres... C'était comme de la gelée en grand deuil... Tout à coup, il demanda :

C'est à vous tout ce charbon ? L'homme fît signe que oui, ne comprenant

pas.

Et toutes ces bûches alignées ? L'homme acquiesçait encore, croyant l'ache- teur indécis.

Et cela, c'est du coke, c'est de la braise ? Ils vous appartiennent aussi?

Le Poète considérait avec soin toutes les mar- chandises entassées, supputant les chances de son invention nouvelle, encore cachée, tâchant de présager le résultat dont l'accomplissement allait commencer à la minute il le voudrait ; puis, soudain, il se décida, dévisagea le char- bonnier et dit :

Comment, c'est à vous tout cela? Et vous ne vous asphyxiez pas ?

Le Poète était sorti. Sur le trottoir d'en face, protégé par l'obscurité, il épia un long moment. Il put suivre la scène muette à travers les vitres. Le marchand n'avait plus bougé, comme cloué sur place, fasciné par l'encombrement noir de la boutique, regardant déjà le charbon,

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le coke, l'anthracite comme des instruments de mort, avec une expression de terreur sur le visage. Il repoussa hors de sa vue les bûches proches, comme si c'étaient des bois de justice. Au fond, la pièce exiguë était toujours claire. La femme attendait, l'enfant blond continuait d'appeler avec sa bouche, avec ses yeux aussi, appelants comme d'autres bouches. Le mar- chand ne regarda plus de ce côté. Il semblait regarder en lui-même, des mots irrémé- diables venaient d'entrer, écrivaient déjà sa des- tinée. II se remit à considérer les marchandises ténébreuses qu'il vendait et que le singulier visiteur avait énumérées lentement, avant d'in- diquer l'usage meilleur qu'on en pourrait faire. . . Le Poète exultait. Cette fois encore, il venait de trouver décidément un bien bon tour. Son invention avait réussi. Il continua à observer du dehors... Le marchand, visiblement, se trou- vait déjà influencé par lui. Il demeurait immo- bile, dans la boutique. On eût dit qu'il ne pou- vait plus rejoindre les siens, se reprendre à la joie, à la simplicité de la vie, à sa famille heu- reuse autour de la lampe et du repas du soir... Le Poète ricana : « Le Poète ennemi des

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familles ! » Et il s'éloigna, parlant tout haut en un étrange soliloque : « Oui ! je lui ai com- muniqué le Goût du Néant... » Et il médita sur ce que l'idée de la mort a d'enivrant. C'est l'attirance du gouffre, la douceur homicide du mancenillier. Dès qu'elle a surgi, on n'y échappe plus. Même au sommet du bonheur. Ainsi les amants : que, dans le paroxysme des baisers, l'idée de la mort, une seconde, s'interpose entre eux, leur amour aussitôt n'aura désir que de mourir. Le lit est déjà un tombeau ; et il n'y a plus d'hésitation que sur le mode de suicide...

De même le marchand regardait déjà le char- bon comme la mort, tournant toujours le dos aux siens, c'est-à-dire tournant le dos à la vie, comme si instantanément le pessimisme du pas- sant inconnu lui en avait fait comprendre l'ina- nité et l'amertume.

Et le Poète s'éloigna, ravi de sa mystification nouvelle, de cette plaisanterie apparente dont il s'amusa, dans le soir tombé, à dégager l'idée et le symbole, très profonds.

Quelques mois après, le Poète flânait par hasard du même côté, à l'heure douloureuse

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du crépuscule, qui était son heure favorite. 11 reconnut la petite boutique il était entré un soir, mais toute changée, semblait-il. Les volets de la devanture étaient clos. Elle avait l'air inoccupée. Une ancienne affiche, collée sur la porte, avait jauni, s'était déchiquetée, offrait maintenant la ressemblance d'un visage dé- coupé et qui grimace. Le marchand de charbon n'habitait donc plus ? Le Poète se remémora sa conversation, le conseil ironique qu'il avait donné. Est-ce que, vraiment, il lui avait com- muniqué, jusqu'au bout, le Goût du Néant? Il fallait savoir. Le Poète sonna. Personne ne vint ouvrir. Alors, il s'adressa aux voisins, inter- rogea adroitement. Les uns ne savaient rien. D'autres se taisaient. A la fin, une vieille femme, qui fut liée avec le marchand et sa famille, raconta tout. Les pauvres gens! Ils furent bien malheureux. Un beau jour, sans qu'on sût pourquoi, le marchand se mit à négli- ger ses affaires. Toujours des humeurs noires ! Gela lui avait pris tout d'un coup. Il sortait sans cesse, passait des heures chez le marchand de vin, buvait, buvait. Il rentrait ivre. Et, alors, c'étaient des querelles. 11 frappait sa femme.

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Nul client n'osait plus entrer chez eux. Et ce furent des dettes, la saisie, la grande misère. Dans ses moments lucides, le marchand disait : « Oui! on m'a jeté un sort. Je croyais qu'il n'y en avait plus que chez nous, à la campagne, des jeteurs de sorts, et pour les bêtes seule- ment. Il y en a maintenant dans les villes. Je le reconnaîtrais bien, le mien, mais il ne re- viendra plus. »

Et la fin? interrogea le Poète haletant, avec l'angoisse de l'inventeur qui ne sait pas encore si l'expérience a réussi complètement.

La femme répondit :

Il s'est asphyxié avec son dernier boisseau de charbon...

Le Poète fut satisfait de la logique du destin, n'éprouva nul remords, puisqu'il n'avait fait que rejeter, au hasard, sur quelqu'un qui représente la Foule une des innombrables malédictions dont celle-ci l'a chargé.

Il reprit sa marche, parmi ce nouveau soir de rayons jaunes et de Crucifiement, un soir tout pareil à celui o\i il avait déjà passé ici. Et ce soir lui rappela Jésus à qui la foule préfère toujours Barrabas.

L'INCONNU

L'INCONNU

Ce fut une grande et extraordinaire nouvelle qui éclata un dimanche dans ce village du Nord : « Ursule, la folle, est enceinte ! »

On se la raconta de porte en porte. La plu- part n'y croyaient point. Gomment ? l'idiote du 'village? La pauvre grotesque, au visage hébété, au corps difforme, moins femme qu'a- nimal et se dodelinant comme un ours, éter- nelle vagabonde des rues et des champs? C'était impossible. Nul homme n'aurait voulu. Pour- tant, on affirmait le fait. La bonne histoire! Ce furent des rires sans fin, des plaisanteries obscènes. Les voisins allaient s'interroger les

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uns chez les autres. Les passants s'interpel- laient en de joyeux cris :

Est-ce par l'opération du Saint-Esprit?

Non ! c'est le diable assurément.

En effet, instantanément, le village tout en- tier avait pensé, dans la même minute, la même chose : « Qui est-ce? » Les uns par simple curiosité ou méchanceté. C'était un ali- ment tout trouvé pour le désœuvrement et la malignité publique. Un mystère à éclaircir, et un mystère qui fleurait le scandale! Une his- toire ténébreuse, à coup sûr, et chacun pourrait nourrir l'espoir de compromettre son ennemi, de répandre contre lui le soupçon et la dénonciation anonyme ! Joie de faire du mal ou de se venger ! Cruel plaisir de remuer des linges sales! Mille cancans allaient enfiévrer les monotones veillées.

Qui est-ce? Tout le monde se posa la même question, quelques-uns non par goût du scandale, mais par réelle indignation contre un événement si honteux. Il fallait trouver le cou- pable et le punir par la réprobation unanime, car c'était bien un coupable, et un infâme, puisque la pauvre folle, après tout, avait la

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simplesse désarmée des enfants et la sorte d'in- violabilité des choses de la nature...

A la sortie de la grand'messe, des groupes se formèrent, conversèrent longtemps sur la Place, parmi des chuchotements, des rires, des grivoiseries, des airs effarouchés.

Soudain, quelqu'un cria : « Tiens! la voilà qui arrive. »

En effet elle descendait la rue en pente qui conduit à l'église, forme indécise entre les mai- sonnettes basses aux tuiles d'un rouge de géra- niums, aux volets blancs et verts, elle-même tout en grisaille dans ce décor criard.

Chacun, cette fois, la dévisagea plus attenti- vement et au point de vue de ce que, mainte- nant, on savait... Le corps était anormal, une hanche relevée, ce qui lui donnait la marche déshabituée des marins et l'air un peu ivre. La face était bestiale, de par le nez écrasé, la bouche qu'un mouvement nerveux tirait sans cesse, comme une ficelle. Seuls des yeux clairs, humides et vastes, demeuraient comme un reste d'humanité, une pitié du destin, dans cette ébauche de visage... Elle s'appuyait sur son habituel bâton, car, quand les enfants du

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village lui jetaient des pierres comme à un oiseau elle le brandissait, faisait mine de vouloir courir et les battre, mais, impuissante, elle continuait ses pas mous et sans cesse tré- buchants dans l'écheveau brouillé de sa vo- lonté. Ce jour-là, sa marche parut plus clopi- nante encore à cause d'un des pieds qui allait sans chaussure. Elle avait perdu en route un soulier, sans s'en apercevoir. Et elle en sem- blait plus incomplète encore...

Elle approcha. Il y eut des remous parmi les groupes, des rires, des appels, tout un hour- vari... Chacun regarda avec des yeux inquisi- teurs. En effet, la robe élimée apparut plus courte, par devant, et se relevant sur les pieds dépareillés...

Pourtant, personne ne voulut y croire. Elle était trop horrible, vraiment. Une vieille femme observa d'un air entendu : « C'est une tu- meur. » Un homme se détacha d'un des groupes, disant : « Je vais lui parler. »

On vit Ursule tomber en arrêt, prise de peur. La ficelle invisible tira la bouche dans une gri- mace pire. Le corps trembla, du tremblement épileptique de l'ours.

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L'homme demandait : « Eh bien, c'est-il vrai? Dis-moi qui est le père... je te donnerai des sous. »

Elle ne répondit rien. Il insista : « Qui est- ce ? » Mais la folle sembla ne rien comprendre. Seuls, les yeux, un peu humains, supplièrent. Elle se dégagea de l'entretien comme s'il fal- lait rompre des entraves et s'éloigna, indécise, découpant son corps caricatural en ombre vio- lette sur la Place du village pleine de soleil, tandis que les enfants, interrompant leurs jeux, recommençaient à lui jeter des pierres, comme à un oiseau !

Quelques mois après, Ursule, la folle, ac- coucha, en effet. Jusque-là, on avait ri, incré- dule, d'ailleurs, et ne trouvant que matière à quolibets, à plaisanteries, à histoires grasses et propos graveleux dans cette maternité para- doxale. Quand on vit l'enfant, l'instinct humain de la foule s'éveilla et la pitié. Les voisins accoururent. Tout le village arriva, remplit la maisonnette Ursule vivait avec Marie Nimy, une vieille tante septuagénaire, qui l'avait re- cueillie. Chacun voulut voir l'enfant. Tous les

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habitants collaborèrent à la layette. Pauvre in- nocent! Il reposait rose et doux. On ne pouvait rien savoir maintenant, sinon qu'il était con- formé de façon normale. Aucune difformité; mais cela se manifeste plus tard, à l'époque de la croissance, comme il advint pour sa mère. Chose lamentable : celle-ci, pas une minute, n'avait pris garde à l'enfant. Aucune lueur n'avait traversé sa cervelle de nuit, réveillant l'instinct maternel. On lui montrait l'enfant, on le lui donnait à baiser, on essayait de le poser sur ses genoux, mais vite il fallait l'en retirer. Elle l'aurait rejeté, comme un paquet de chif- fons. Hérédité terrible et presque inévitable que celle d'une telle mère ! Le pauvre enfant, endormi là, serait sans doute un jour pareil à elle. Ah! c'est un crime d'avoir donné la vie à ce qui ne pouvait être qu'un monstre. Quel est le coupable? Maintenant, on ne plaisantait plus. On s'indignait. On éprouvait une sorte de remords. La folie est une enfance. La folle vivait sous la protection du village, pour ainsi dire. Elle fut la toute-faiblesse. Et quelqu'un en avait abusé.

Qui est-ce? L'interrogation revenait

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toujours, tourmenta tout le monde. On cher- cha, on questionna le voisinage. On interrogea la vieille Marie Nimy. Est-ce que des hommes y étaient reçus? Quelles relations avait-elle? Ursule ne livra-t-elle aucun indice, nulle piste possible? On l'interrogea elle-même. Mais elle ne comprenait guère. Les mots n'avaient pas de sens pour elle. C'étaient des sons, si confus, aboutissant à son esprit comme les bruits sans paroles du vent dans les arbres ou de l'eau contre les arches des ponts.

Et elle tâchait d'imiter le son des mots. On lui montrait l'enfant. Puis, espérant une asso- ciation d'idées dans son chaos, on demandait : (( Qui est-ce? » Elle répondait par des cris inarticulés, quelque chose qui n'a rien d'hu- main et n'est qu'un bruit d'objet : grincement de clé, tic-tac d'horloge, glou-glou de bou- teille...

Il fallait savoir pourtant.

On alla chez le curé. « C'est un crime », dit-il. Il en parla du ton qu'il aurait eu si on avait assassiné quelqu'un dans le pays. Mais il jugea le malheur irréparable, inconnaissable. On parlementa auprès de lui pour qu'il inter-

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vînt, aidât les recherches. C'était un prêtre mystique et visionnaire. Les choses humaines l'intéressaient peu. Il répéta : « C'est un grand malheur », et déjà sa voix semblait lointaine, ses yeux regardaient ailleurs.

La curiosité publique, elle, ne renonça pas si vite à savoir. Il y eut maintenant, dans le village, une foule de gens sans cesse occupés à chercher, à interroger, à rejoindre des in- dices, à vérifier des renseignements, à établir une enquête. Un point était acquis. D'abord : ce n'était pas un passant de hasard, car nul étranger n'avait été signalé au moment voulu. C'était donc un homme du village, qui se ca- chait, bénéficiait des circonstances, narguait la conscience publique, lâche et infâme... Pour- tant, on ne le découvrait point...

Un jour, Ursule faillit elle-même éclaircir l'affaire. On l'avait vue se diriger tout à coup vers un jeune homme qui passait, l'air clair- voyante, extasiée; elle avança les mains vers lui, elle voulut prendre les siennes, essaya de sourire, ébaucha des gestes obscènes, comme si elle le reconnaissait. Aussitôt, l'incident fut connu. Son nom courut de porte en porte. Le

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misérable ! On l'épia. Le lendemain et les jours suivants, Ursule recommença son manège, enhardie et provocante. Elle le suivit, l'atten- dit devant sa demeure. Le village jubilait. On avait enfin découvert le secret. Il fut décidé d'organiser un charivari contre le coupable. Or, voilà qu'au même moment, Ursule tourna ses obsessions vers un autre, un homme jeune aussi, qu'elle guetta, accompagna d'une pauvre mimique indécente. Puis, peu après, ce fut un troisième, et un autre, un autre encore. Ursule se mit à assaillir tous les hommes de ses aga- ceries amoureuses. Elle les dévisageait, es- sayait des attouchements, leur riait de son triste rire cassé comme celui d'un visage dans une eau oh on a jeté des pierres...

Étrange phénomène ! Partiel déchirement de ses ténèbres intérieures ! Elle resta insensible à la maternité, et elle avait perçu l'amour; elle ne comprit pas l'enfant, et elle avait senti l'homme... A présent, dans son instinct réveillé de femme, elle allait à ceux qui sont jeunes et qui sont beaux...

Le village ne chercha plus. La folle était une folle. Il ne fallait attacher aucune importance

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à ses simagrées. D'autant plus qu'à ce moment l'enfant mourut. Ce fut tout de suite comme si rien n'avait été. On s'était indigné surtout à cause de lui. Tout était rentré dans l'ordre. L'effervescence d'Ursule elle-même n'avait duré qu'un moment. Elle ne sortit presque plus, retombée à l'apathie, à une vie presque animale, sauf ses grands yeux tristes, encore un peu humains, mais inutiles et qui n'avaient même pas vu son amant d'un seul soir de pleines ténèbres...

Aussi, quand quelque voisine, plus tard, s'obstinait encore, par hasard, à interroger, sur l'événement passé, la vieille tante Marie Nimy : (( Qui est-ce? » celle-ci, branlant la tête, ré- pondait de sa voix usée : « Ce n'était le bâtard de personne. »

HORS SAISON

HORS SAISON

Cet automne-là, Mme Cantin fut toute sur- prise et extasiée de ce qui se passa en elle. Oc- tobre était doux, d'une grâce finissante, tiède encore. Des marronniers avaient refleuri parmi le parc entourant sa demeure, une sorte de château, dans la banlieue d'une petite ville industrielle. 0 joie d'un grand jardin qui vous rend à la nature, à l'herbe, aux feuilles, à l'eau, à toutes les choses élémentaires I Mme Cantin, maintenant surtout, se trouva d'accord avec le jardin. Elle-même venait d'avoir quarante ans, mais au lieu de lui sonner le déclin et l'appro- che de l'hiver, cet anniversaire lui fut comme une reviviscence. Des roses remontantes

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refleurissaient aux rosiers; elle se sentit au cœur un épanouissement pareil. Les couchants étaient vermeils durant ces soirs. Est-ce d'eux que sa bouche fut plus rose, comme si elle l'avait fardée avec leur pourpre rajeunie? Le jardin s'exaltait. Dans l'étang, les nuages ver- satiles jouaient, changeaient de robes... Les fruits mûrs, dans les arbres riaient, mettaient des nudités rouges d'enfants. Mme Gantin, dans ce temps-là, ne vécut plus qu'au jardin. Elle attendait, avec une impatience qu'elle ne con- naissait plus, l'arrivée du soir, l'heure ren- trerait son mari. Jadis, elle avait ainsi guetté chaque soir, avec impatience, même avec fièvre, ce retour. Comme c'était long d être sans lui! Et tous les jours, invariablement. Il se rendait, chaque matin, à son usine, qui était la fortune pour eux, mais l'absorbait trop, décidément. La jeune mariée après un tel mariage, qui fut tout d'amour ! aurait voulu l'avoir à elle, sans cesse, à toutes les minutes. Pour abréger l'absence, elle allait à sa rencontre, jusqu'à l'usine, presque. Ensuite, elle s'était résignée, assagie, aimant toujours son mari, mais d'une tendresse calmée, répartie aussi. Car elle avait

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maintenant trois filles, trois grandes filles, toutes pareilles, du même teint frais, de la même chevelure blonde, d'un blond de miel ou d'ambre, si ressemblantes qu'après avoir appelé la première : Rose, parce qu'il semblait impos- sible de ne pas la nommer ainsi, on baptisa les suivantes des noms analogues de Rosine et de Rosette. Elles étaient comme trois heures, se suivant, d'une même journée. Elles marchaient sans cesse ensemble, se tenant enlacées. Elles semblaient n'être qu'une seule vie. Surtout qu'elles eurent ce caprice tendre de vouloir toujours être habillées de même, avec la cou- leur d'étofTe, la façon des robes, la forme et les fleurs du chapeau, textuellement semblables. Elles allaient, côte à côte... On ne savait pas chacune commençait et finissait...

Mme Cantin avait aimé ses filles avec une tendresse passionnée. Ce fut autant de moins pour le mari. Or, voilà qu'elle venait tout à coup d'éprouver on ne sait quels effluves nou- veaux, une reprise de trouble en sa présence, des frissons ressuscites dans sa chair, une impatience de l'attendre, le soir, comme les premiers mois de leur mariage. Gela coïncida

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avec une absence de quinze jours qu'il avait faite, un voyage à l'étranger pour un chemin de fer dont son usine devait fournir le matériel. Ce fut long comme un siècle. Elle se sentit seule, malgré ses filles. La nuit, elle ne dormit pas, dans le lit vide... Au retour, éclata ce renouveau d'amour qui maintenant brûlait, durait, s'attardait comme le tiède automne dans le jardin. Elle comprit la complicité de la saison. Elle se trouva de connivence avec les roses remontantes. Ivresse des recommencements! C'est la joie des amants qui se reprennent après s'être querellés! C'est la joie de ceux qui se retrouvent à la fin de l'absence ! Mais est-ce qu'on ne se quitte pas toujours un peu? On se quitte, dès qu'on se désenlace. Or, entre tous les recommencements, le plus enivrant est celui qui annule les années, illusionne sur l'âge, res- suscite entre deux êtres l'émoi initial, l'électri- cité des sens qu'on croyait blasés, le mystère d'eux-mêmes, qui est comme l'obscure alcôve excitante de l'Amour. Mme Cantin éprouva de nouveau les tressaillements profonds... Décou- vertes incessantes de l'amour, qui dure, tant qu'il se renouvelle...

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Après vingt ans de mariage, tout à coup, comme dans une aventure, son mari s'étonna, s'extasia, se rassasia d'elle. Et leur octobre fut comme un second printemps. Même il arriva qu'une rose remontante s'annonça aussi pour leur foyer. Rose tardive, rose de ce bel automne lascif et complice, une rose de plus, après Rose, Rosine et Rosette, une fleur imprévue, et qu'on rattacherait comment ? au bouquet uni et harmonieux des trois jeunes filles déjà grandes ?

Mme Gantin avait d'abord douté encore, mais l'évidence se fit pour elle-même. Rientôt elle se ferait pour les autres. Alors, elle songea à ses filles, elle s'inquiéta. Elle interrogea son mari : « Faudra-t-il le leur annoncer? »

Mme Gantin, à la pensée de ses filles, se sen- tait prise d'on ne sait quelle pudeur, d'une gêne, d'un peu de confusion. Elle rougit désormais en leur présence, comme si son cas était anor- mal et que ce fût honteux, à son âge, de céder encore à ces sensualités. L'amour a sa saison. Elle était, à rebours, comme la jeune fille à peine pubère et déjà enceinte qui défaille devant

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l'honnêteté de sa mère. Elle, elle souffrait devant l'innocence de ses filles. La même ques- tion lui revint sans cesse, indécise de savoir s'il valait mieux se taire jusqu'au bout.

Elles le comprendront d'elles-mêmes, disait le mari.

Qui sait? répondait Mme Cantin. Elles sont restées si innocentes !

Si innocentes, en effet. Aucune n'avait été mise en pension. Toute leur instruction s'était faite à la maison, sous les yeux de leur mère, par des institutrices, des professeurs spéciaux. Aucun contact; nulle de ces promiscuités qui souvent initient et souillent. Une atmosphère de réserve et de religion les avait entourées. Elles avaient la pudeur des jeunes roses aux- quelles elles ressemblaient et qui servirent à les nommer : Rose, Rosine, Rosette, si res- semblantes entre elles qu'on n'aurait presque pas pu les distinguer sans leur âge inégal : Rose avait dix-huit ans; Rosine, seize ans; Rosette, la dernière, la petite Rose, treize ans seulement. Mais toutes pareilles, néanmoins; habillées identiquement ; avec des cheveux blonds qui semblaient les trois parts d'une

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même chevelure indivise. Le même caractère aussi, tendre, franc, sensible. Elles allaient, se tenant toujours enlacées, les bras passés à la taille l'une de l'autre. Groupe unique, et si harmonieux ! On aurait dit qu'un même res- sort les faisait marcher. C'étaient les trois voiles d'un même navire. Elles étaient toujours d'ac- cord, sentaient de la même manière, aimaient les mêmes musiques, mettaient tout en com- mun.

Ce fut, dans ce temps-là, le petit tourment de Mme Gantin d'ignorer si ses filles se doutaient de quelque chose. Car sa situation était devenue apparente... Maintenant, elle rougit davantage en présence de ses filles. Elle s'en tint à des peignoirs flottants, imagina des gestes envelop- peurs, comme si c'était une honte qu'elle devait leur cacher, un péché dont il ne fallait pas troubler leur innocence. Oui ! Elles étaient innocentes. Mais innocence n'est pas ignorance. Savaient-elles quelque chose du mystère des sexes et de la maternité? Se rendaient-elles compte de l'événement prochain? Ou fallait-il les en avertir? A coup sûr. Rosette, qui n'avait que treize ans, devait être restée ignorante de

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tout. Mais l'aînée, Rose, avait dix-huit ans. Pouvait-elle la supposer ingénue comme Agnès ? Elle avait voir souvent, dans ses prome- nades, même parmi leurs relations, des femmes enceintes, et faire des réflexions. La grossesse, après tout, est une chose voyante. La seconde, Rosine, avait seize ans. A cet âge-là, Fesprit travaille; elle, non plus, ne devait plus ignorer. D'ailleurs, ces trois sœurs si ressemblantes, si unies, pensaient de même, se disaient tout. Rose devait savoir; par conséquent Rosine. Mais alors Rosette, la plus jeune, devait savoir aussi? Cette pensée fit mal, sans qu'elle sût pourquoi, à la mère. Comment? Sa petite Rosette troublée à cause d'elle, dans le calme de son âme non déveloutée, de sa pudeur intacte! Et comme elle ne comprendrait pas tout, elle en concevrait pour sa mère une sorte de dégoût et d'horreur, comme s'il lui était révélé qu'elle eût des parents sans pudeur, touchant à ces choses honteuses du corps sur lesquelles elle-même fermait les yeux, pour les ignorer, quand elle changeait de linge.

Mme Cantin s'alarmait douloureusement. Surtout que, à ce moment, Rosette parut

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inquiète, triste, plus pâle. Elle l'interrogea : (( Qu'as-tu? » . Elle questionna ses sœurs. Toutes répondirent qu'il n'y avait rien. La mère sentit bien, cependant, que l'événement était en jeu, troublait ces jeunes esprits. Mais à quel point? Encore une fois, elle voulut tout avouer, le pro- posa à son mari.

« Mais non! laisse les choses aller. Tout se dénoue de soi-même. »

Un soir, Mme Cantin s'attardait sous une tonnelle du jardin, après la journée chaude... Il faisait bon, en ce coin, sous la voûte de ver- dure qui y mettait la fraîcheur et la lumière glauque, la lumière d'éclipsé d'une nef d'église. A cause des feuillages épais, on y était comme invisible. Elle rêvassait là, renversée dans un fauteuil de jonc, lasse du poids grandi de son amour, son amour du dernier automne dans ce jardin, sa rose-remontante complice de celles du jardin. Elle pensait à son accouche- ment, qui était proche. Elle songeait à ses filles, à Rosette surtout, dont le chagrin, qu'elle n'osait pas éclaircir, et lié sans doute à sa situa- tion, empirait. Tout à coup, elle vit apparaître, au bout de l'allée, ses trois filles marchant sur

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un rang, se tenant l'une l'autre par le bras enlacé à la taille, comme à l'habitude. Le même mouvement les animait. On aurait dit une seule vague, déferlant un peu plus d'un côté, à cause de la taille plus haute de l'aînée. Elles cau- saient d'un ton de confidence, allaient et venaient dans le chemin. Elles ne virent pas leur mère qui, espérant se renseigner, se tint coite, abritée par les feuilles compactes de la tonnelle. Des bouts de conversation arrivèrent jusqu'à elle. Rosette, la cadette, pleurait. Elle disait :

Si! je suis sûre que maman est malade! Vous ne voulez pas me le dire. Elle a une grave maladie. J'ai bien vu son ventre. Et elle est laide ainsi! Je n'aime pas que maman soit laide...

Rosette eut des sanglots ; Rose, l'aînée, la consolait :

Mais non, je t'assure. Ce n'est rien. Ce sera bientôt fini. Attends quelques semaines... mère sera comme auparavant. Mais ne lui en parle pas, surtout.

Rosine, la seconde, confirma :

Rose a raison. Ne pleure plus, Rosette. Et le groupe harmonieux allait, venait d'un

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même mouvement unifié de vague qui se déplace, qui se défait et se refait.

Mme Cantin, muette, retenant son souffle, pleura de joie, d'émotion, d'émerveillement sous la tonnelle. Ainsi Rose et Rosine savaient; Rosette ignorait. Avec quel exquis scrupule, les aînées avaient tu le mystère pour la plus jeune. Désormais, Mme Cantin rougit davan- tage devant ses filles^ de savoir qu'elles se ren- daient compte.

Elle s'absorba, s'isola avec Rosette qui, elle, ne soupçonnait rien.

Heureusement que l'événement se précipita, abrégea ce vrai supplice quotidien pour la mère, de se sentir, devant ces grandes filles, cette sorte de honte, un malaise d'âme, une gêne physique que chaque jour accroissait.

Mais dès que le nouveau-né fut là, il ne lui coûta plus rien de le montrer à ses trois filles, d'en parler, de s'en extasier, de s'en enor- gueillir. L'enfant avait pris tout le péché.

L'ORGUEIL

L'ORGUEIL

Le vieux comte Jean Adornes venait de mourir. Ce fut grande désolation dans le pays de Flandre. En toutes les métairies les femmes firent s'agenouiller leurs enfants aux cheveux de blé et prier un Ave pour son âme devant la statuette de la Madone, en plâtre blanc sur le badigeon bleu des murs. Les cloches tintèrent de village en village, traçant dans l'air comme des chemins de tristesse, des chemins noirs qui se rejoignaient. Les vassaux apportèrent aux grilles du château toutes les roses-trémières, les tournesols de leurs jardins, et aussi les branches fleuries de leurs vergers.

Le comte Adornes, dans la contrée entière,

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était populaire. Aucune tache n'avait souillé sa noble vie. Il fut bon, bienfaisant, chaste, fidèle à Dieu et à son nom. Nom glorieux, allumé dès le seuil ténébreux des annales! C'est un de ses ancêtres qui se distingua dans la première croi- sade, fut à l'assaut de Jérusalem et, en sou- venir, édifia à Bruges cette chapelle portant le nom de la ville sainte, et oh il repose. Quant à son château-fort de Saint-André, il en était déjà question aux archives dans des pièces datant de 1200 et 1220. Une partie subsistait, en pierres de taille d'une épaisseur énorme, avec une tour carrée et une tour ronde. Il y avait, autour, un canal de vingt pieds de pro- fondeur et des ponts-levis qui, en ce moment, n'étaient pas abaissés, comme s'ils s'étaient relevés sur l'entrée divine de la mort.

Mais pour le jour des funérailles, qui auraient lieu le dimanche suivant (afin que tous ceux du pays y pussent assister), les ponts-levis seraient abaissés de nouveau. Les grilles seraient ou- vertes et aussi les portes d'entrée, les portes de toutes les salles. Le château appartiendrait au peuple. Car il fallait procéder, avant le départ du convoi, à la cérémonie séculaire dont l'usage

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subsiste, c'est-à-dire le jugement du mort dans la grande salle du château, devenue un prétoire de justice. Tradition immémoriale, à laquelle tous les seigneurs du pays de Flandre se prê- tèrent dès les plus lointains âges, si sûrs de l'intégrité de leur vie qu'ils la laissaient dis- cuter par leurs gens. Tous les parents se réu- nissaient en conseil avec les vassaux, les tenan- ciers, les fermiers, les serviteurs. Ce conseil devenait un tribunal. On plaidait pour ou contre le défunt, dont le corps attendait dans la chapelle. Les témoignages étaient recueillis impartialement. Si la somme du bien l'empor- tait sur celle du mal, le cercueil était porté avec toutes sortes de déférences et de laudations dans le caveau d'honneur; si, au contraire, la mémoire du trépassé était entachée de quelque faute un peu grave, surtout s'il n'avait pas scrupuleusement obéi aux lois de la religion, s'il avait donné lieu à un scandale quelconque, on l'emportait sans pompe et presque clandes- tinement dans une fosse isolée nul ne s'occu- pait plus de lui.

Etrange coutume! Justice du peuple égalée à la justice de Dieu! Toute une vie pesée dans

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les yeux de la foule comme dans les plateaux d'une balance.

Le jour arriva. La veuve du vieux comte, dame Ursule Adornes de Borlant, avait voulu que la cérémonie fût grandiose, digne du mort. Et comme elle avait des goûts d'art, aimait la musique, elle fît installer un grand orgue dont la mélopée de sacre et d'éternité conviendrait, dresserait dans la salle du jugement l'apparat de la mort et comme un catafalque de sons. Toutes les portes étaient ouvertes. La foule entra. A cause de toutes les roses-trémières, de tous les tournesols des jardins, à cause aussi de toutes les branches fleuries des vergers, envoyées sans cesse au château, celui-ci avait moins la tristesse obscure du deuil qu'une parure des Rogations. La veuve pleura plus fort de toutes ces choses fleuries et riantes, mais elle pleura moins amèrement. Elle-même avait désiré ce cérémonial poétique. Et, avant les voix graves qui, sur l'appel du maître des cérémonies, allaient parler du mort, louer sa vie ou la discuter, des chœurs d'enfants prélu- dèrent, suivant sa volonté, doux motets, hymnes

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angéliques solfiées au hasard par les maîtrises des villages. Dame Ursule de Borlant versa des larmes abondantes mais plus douces en écou- tant ces douces voix... C'étaient des voix comme celles de ses enfants, quand ils étaient petits, au commencement de son mariage. Temps d'amour évanoui! L'époux gisait. Ah! ces voix pures des soprani... Il lui sembla qu'elles allaient vers le mort couché dans la chapelle, en son cercueil clos, et qu'elles lui étaient rafraîchissantes dans son sommeil altéré peut-être par les feux du Purgatoire.

Le chant cessa. L'orgue replia ses lourds velours. Alors, dans le silence, un maître des cérémonies interpella la foule qui se massait : les proches, les parents, les amis, les ser- viteurs, les vassaux, les fermiers, tout le peuple de la contrée, admis à prendre la parole pour louer le défunt ou discuter sa vie, critiquer ses actes, dévoiler quelque manquement ou péché restés cachés. Personne n'osa parler. Il y eut un silence auguste qui sembla s'approfondir comme un caveau le mort descendait déjà, et de plus en plus. Alors, le sire de Borlant, beau-frère et ami tendre du comte décédé,

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énonça, pour faciliter le jugement populaire, une sorte de questionnaire énumérant les péchés capitaux qui sont le résumé des grandes fautes contre Dieu, contre les hommes et contre soi- même. (( L'Orgueil? » A ce mot tout le peuple chuchota : « Non ! non ! » . Et ce fut un mur- mure contagieux, frisson unanime du blé qui s'incline dans le même sens avec le vent qui a passé.

Il continua la liste des péchés capitaux.

L'Avarice? » La même nésration fit une

«

O'

rumeur propagée... Chacun songeait à la bien- faisance du vieux comte.

« La Luxure? » A ce mot, par un admirable élan de l'instinct populaire, la foule se tourna vers Ursule de Borlant, la veuve, la noble com- pagne uniquement aimée par le défunt, dans la pudeur et la fécondité des justes noces. Tous s'inclinèrent vers elle. Ce fut auguste et atten- drissant. Elle poussa un cri de douleur, il y avait de la fierté... Nulle autre femme ne lui fut une tentation. Fidèle à l'épouse comme elle-même fut fidèle à l'époux, ils avaient tous deux respecté le sacrement...

L'énumération s'acheva : « L'Envie, la Gour-

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mandise, la Colère, la Paresse? » avec chaque fois un murmure négatif, le recommencement du frisson dans le blé.

Il y eut un grand silence, ensuite. On en- tendait un peu les souffles, les voiles et les robes de crêpe qu'un mouvement fait grincer, les arbres du parc dont le frisson entrait par les portes ouvertes, la foule du dehors, car une partie seulement avait pu pénétrer. Soudain, dans un espace demeuré libre de la grande salle, s'avança le vénérable Jean Biscop, curé du village depuis près d'un demi- siècle. Il paraissait hésitant, confus, tenait les yeux fixés à terre, et jamais son visage n'avait paru plus triste. Il commença à parler du ton qu'il eut en chaire les jours qu'il lui avait fallu dénoncer quelque scandale de la paroisse. « Certes, dit-il, le comte Jean Adornes, baron du Saint-Empire et des Croisades, sire de Saint-André, fut un puissant et charitable seigneur. Il eut bien des mérites devant les hommes et devant Dieu. L'avarice, la luxure, Tenvie, la gourmandise, la colère et la paresse, en effet, ne l'ont point connu. Quant à l'or- gueil, c'est vrai encore que nul ne fut plus

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simple, plus familier avec les humbles... Mais, mes frères, je dois à mon sacerdoce, à ma cons- cience, à la sincérité de ce jugement public des morts qui est une de nos plus antiques et pré- cieuses coutumes de Flandre, d'avouer devant tous qu'il ne fut pas simple vis-à-vis de Dieu. Il a péché par orgueil, et son orgueil alla jus- qu'au sacrilège. Moi seul, le sais et Dieu. Il faut donc que je vous le révèle, puisque je suis ministre de Dieu, en ce jour de justice. J'ai hésité, mais je sens que c'est mon devoir. Déjà, du vivant du comte, j'avais voulu résister; je n'osai pas. Je fus lâche; je fus de moitié dans son péché d'orgueil. Aujourd'hui, en le dévoi- lant, c'est presque ma confession publique que je fais... Donc, le comte Jean Adornes fut orgueilleux devant Dieu... Infatué de sa no- blesse, de ses titres, de ses armoiries, il voulut s'en prévaloir jusque dans les actes de la piété. « Figurez-vous que, non content d'occuper, dans le chœur de notre église, la place préémi- nente et le prie-Dieu pareil à un trône que je lui avais concédé par faiblesse et en échange de ses largesses, il poussa plus loin ses aris- tocratiques exigences. C'est ici le sacrilège

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auquel, hélas! j'ai trop participé. Même pour cette chose toute divine et de céleste bonté éga- litaire qu'est la Sainte Table, toujours dressée, il entendit se distinguer du commun des fidèles. Est-ce qu'un comte Jean Adornes, descendant direct de celui qui fut à la première croisade et repose à Bruges en la chapelle de Jérusalem qu'il fonda, pouvait communier comme les autres paroissiens? Donc il me remit un sceau, figurant le dessin de son blason séculaire, c'est- à-dire la couronne comtale, avec des attributs et une tour crénelée, parmi des feuilles orne- mentales.

« Et je dus, sur son ordre, empreindre, chaque fois, de ce sceau, l'hostie qui lui était destinée. Péché d'orgueil. Sacrilège dont j'ai honte. Dieu dans l'hostie ne lui suffisait pas. Il ajoutait ses armoiries à Dieu! Ah! comme elles me brûlèrent souvent les doigts, ces hos- ties blasonnées et consacrées, quand je les approchais de la tête orgueilleuse du comte! Il regardait, il s'assurait que le blason bosselait la blancheur du pain azyme. Et, alors, il dai- gnait la recevoir, plein de foi, d'ailleurs... Moi, je souffrais. Jésus aussi souffrait, sans doute. Il

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me semblait le voir, visage captif, derrière la forme ajourée de la couronne comtale, comme aux créneaux d'une prison. Il était enchevêtré dans tous ces attributs, dont l'hostie s'encom- brait, et qui lui laissaient à peine de la place. Je suis sûr que Jésus fut moins présent dans ces hosties-là que dans les autres... »

Il y eut une stupeur dans l'assistance. Oui ! le péché d'orgueil, un orgueil du nom qui avait osé s'accoler au nom même de Dieu! Espèce de sacrilège qu'il fallait faire expier au mort par quelque pénitence qui fût l'humilité même.

Alors le prêtre, les seigneurs, la foule déci- dèrent, selon la coutume, qu'il ne serait pas inhumé dans le caveau d'honneur de la famille. Et le comte Jean Adornes, baron du Saint- Empire et des Croisades, sire de Saint-André, fut conduit, le lendemam, sans apparat, vers le cimetière du village, descendu dans la terre, et pas une pierre ne marqua la fosse anonyme.

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UN INVENTEUR

UN INVENTEUR

Chenue se trouvait très malheureux. Il ve- nait encore de déménager, après toutes sortes d'enquêtes, d'interrogatoires, de renseigne- ments sur les habitudes de la maison il entrait, espérant, cette fois, une installation quiète, des voisins tranquilles avec des tapis et des étoffes, une atmosphère de paix. A peine mstallé, il se rendit compte que toutes ses pré- cautions furent vaines. Les affirmations du con- cierge n'étaient que mensonges. Les locataires d'au-dessus piétinaient sur un parquet sonore. Aucun tapis, pas même des carpettes pour em- brumer un peu leurs pas. Ils avaient l'air de marcher tout contre lui, à même sa tête. Et nul

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moment de répit ! On les aurait dit pourchassés, comme si un fou avait pénétré chez eux ou qu'ils fussent toujours à la minute d'un départ et d'un voyage. Le supplice allait donc recom- mencer ; cette vie aux aguets d'un passage de pas ou du moindre choc, qui lui faisaient un mal vraiment physique, comme un attouche- ment ou un coup.

Chenue se désolait. Il avait toujours eu cette horreur des bruits, ce maladif amour du silence. Il se rappelait que, tout enfant, dans la maison de ses parents, proche d'une vieille église, il souffrit à cause de la cloche, crispé, violenté, brimballé avec elle, pour ainsi dire, attendant dans une vraie angoisse que la sonnerie cessât frontière indécise, confins du silence, minute de clair-obscur du son. Quand tout s'était tu, c'était comme la fin d'une douleur, la fin d'une blessure refermée dans l'air et dans lui. D'autre part, les bruits violents l'affolaient. Il se remémorait des soirs d'orages..., la peur, non de l'éclair qui soufre toute la chambre et aveugle, mais du coup de tonnerre. Ah! la com- motion I La foudre avait l'air de le traverser; il se voyait à nu, rouge et disséqué, comme

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une planche d'anatomie. Il en éprouvait une épouvante si intolérable qu'il s'enfermait dans des placards, se bouchait les oreilles avec les mains et de la ouate.

Aujourd'hui, les bruits minimes lui faisaient aussi mal... C'était comme un supplice détaillé, que ces bruits indéfinissables, ces craquements, ces grignotements, ces cheminements, ces res- pirations, ces voix, ces pas. Tourment plus cruel d'être émietté, plus insupportable d'être intermittent! Inquisition maligne, que ces piqûres et ces brûlures au bord de l'ouïe, pires qu'un grand coup décisif. Il aurait préféré en- tendre en une fois la toiture s'écrouler qu'écou- ter sans répit ces allées et venues au-dessus de sa tête, ces chocs, ces bruits de pieds et de meubles, ces bousculades, ces chutes, ces rires, ces pianos, toute une vie étrangère dont il ne percevait que les bruits et qui s'imposait, pour- tant, totale et impérieuse, au point que les autres semblaient vivre chez lui et qu'il semblait vivre chez les autres. Il ne s'appartint plus.

Chenue songeait que cette vie d'appartement à Paris constitue une organisation barbare, dont il était bien inconcevable qu'une popula-

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tion fine et sensitive s'accommodât, sans re- commencer immédiatement une de ces révolu- tions qu'elle avait faites, jadis, pour beaucoup moins. Ailleurs, chacun vit chez soi. Les plus pauvres habitent une maisonnette. Ici, il faut des rentes pour occuper le plus petit hôtel. Chenue, qui ne possédait que des ressources limitées, se voyait condamné pour toujours à cette existence d'appartement qui faisait son supplice, à vivre, jusqu'au bout, dans ces vastes immeubles on est cantonné comme des abeilles dans une ruche. Mais, du moins, celles-ci sont conformes, se livrent à des be- sognes parallèles, ont des habitudes identiques dans leurs alvéoles. D'être voisines, elles ne font que se ressembler un peu plus, ajouter leurs deux ailes au travail collectif, et mieux, unifier l'essaim. Au contraire, les hommes sont si différents, de mœurs et de genre de vie. Quelle barbarie de les rassembler, de les rap- procher, de les séparer à peine par des cloisons oîj les destinées voisines transparaissent comme des filigranes dans le papier.

Chenue, dans sa nouvelle installation, souf-

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frit davantage à cause de ses voisins ceux d'au-dessus comme ceux d'en dessous éga- lement troublants et qui menaient une exis- tence par trop différente de la sienne. Toutes les heures se heurtèrent, leurs habitudes furent un perpétuel conflit.

Et, avec cela, des murailles minces, des pla- fonds sonores... Chenue ne se posséda pas plus lui-même.

Ce furent les autres qui vécurent chez lui et il vécut chez les autres. Pourtant, il avait pris ses précautions, cherché des voisins sans en- fants, pour éviter les excès de bruit. Et, en effet, à l'étage en dessous habitait un céliba- taire, et à l'étage au-dessus un couple, seule- ment. Mais le célibataire était débauché, ivrogne, recevait sans cesse des femmes chez lui, avait une maîtresse criarde, faisait des or- gies qui duraient une partie de la nuit. D'autre part, le couple était jeune, tout récent, amou- reux... Chenue vivait entre ces deux intérieurs dont il emmagasinait, malgré lui, les aspects, comme un miroir des reflets. Tous les cris, les disputes, les rires épais, les bousculades de meubles des convives avinés et attardés lui

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arrivaient en même temps que les baisers, les secousses, le chuchotement continu du couple ardent. Chenue avait sommeil, voulait dormir. Chaque soir, dans son lit, les mêmes bruits re- commençaient à assaillir ses oreilles. Son ouïe se tendait, s'affolait. D'une sensibilité déjà innée, elle s'affmait d'être à l'affût. Elle en arrivait à percevoir les nuances du bruit, l'âge des voix, toutes les contradictions de ces deux tableaux de la vie entre lesquels elle se trouvait ti- raillée... Chenue s'énervait à en mourir, les oreilles suppliciées sur l'oreiller que son in- somnie saccageait. Il guettait les bruits, comme on doit guetter les pas du bourreau. Tous ses sens, bientôt, s'en mêlèrent, s'affectèrent de la même fièvre. Ses yeux correspondirent avec son ouïe... Et tandis qu'il attendait, couché, sans pouvoir s'endormir, la fin des orgies d'en bas ou des pâmoisons d'en haut, les ombres mouvantes de la veilleuse le tourmentaient aussi, mettaient au plafond tantôt une masse anonyme et qui trébuche comme dans l'ivresse, tantôt la mimique haletante de la possession.

Chenue voulut s'appartenir enfin I II en avait

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assez. Une vivait plus sa vie; il vivait les leurs. Plus une seule de ses sensations, de ses pen- sées n'était sienne. Il rentrait, las, essayait de lire un livre grave. Voilà le couple amoureux qui l'obligeait à penser à la sensualité, dont il avait réduit le plus possible l'importance dans sa propre vie... Et des femmes s'interposaient, de la nudité riait dans le blanc des pages, à cause de ceux d'au-dessus. Une autre fois, quelque matin d'heureux soleil, s'il s'éveillait avec la douce sensation d'une joie sans cause, comme on s'éveille durant l'enfance, aussitôt en dessous, des querelles, une bataille entre l'ivrogne et sa vieille maîtresse lui rappelaient la laideur de la vie et comment presque tous les bonheurs finissent.

Il fallait trouver un remède au supplice double de sa vie, qui, du reste, recommencerait partout ailleurs, sous quelque autre forme. Il chercha. La science en avait trouvé bien d'autres. Les inventeurs en physique et en chirurgie, vainquirent de pires difficultés, re- médièrent à des ennuis autrement compliqués. Chenue serait un inventeur. C'était peu de chose de découvrir le moyen d'étouffer les bruits, en

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comparaison de celui qui inventa d'apprivoiser le tonnerre. Même le paratonnerre le mit sur une piste. Il conçut qu'il fallait le combiner avec le téléphone... On pourrait ainsi confectionner un appareil élémentaire, de petite dimension, facile à installer ou à transporter avec soi, qui absorberait et évacuerait tous les bruits. Bientôt, il se mit à l'œuvre, acheta des instruments, un établi, du bois, du verre, des métaux, des ré- flecteurs, des aimants... Il commença la confec- tion de sa (( Machine à silence » .

Bientôt, les ardoises n'y suffisant plus, il acheta un tableau noir et, inlassablement, d'une craie menue et qui laissait derrière elle un sil- lage blanc de limaçons dans l'obscurité, il accumula les calculs, les opérations, les preuves, tout un fourmillant paysage de chiffres, une architecture de géométries et de figures qui devaient aboutir au profil de sa machine. Oui, il réussirait. Il suffisait de combiner deux choses : le paratonnerre et le téléphone. Le téléphone est une oreille ouverte qui écoute toujours, s'impressionne de la moindre émis- sion de voix. Il fallait trouver une oreille sem- blable, non seulement ouverte à la voix qui

UN INVENTEUR 177

parle, très proche, mais ouverte à tout bruit, une oreille qui monopolise, accapare la moindre rumeur, le moindre heurt, jusqu'à un vol d'in- secte ou a un craquement du hois.

Mais il fallait, ensuite, pouvoir détruire tous ces bruits. Ici, l'idée du paratonnerre interve- nait. Chenue se dit qu'il suffirait, après avoir pratiqué une imperceptible communication avec les voisins pour introduire les bruits divers de chez eux dans son appareil, d'établir une com- munication avec le dehors oh ces mêmes bruits s'anéantiraient dans l'espace comme la foudre dans l'eau d'un puits... Donc, capturer; et, aussitôt, évacuer... C'était simple, et admi- rable!... Et soi-même, dans les appartements, on jouirait d'un silence total, oii, vivant, on aurait presque la délicieuse sensation de l'Eter- nité.

Chenue acheta un appareil... Il l'expérimenta. Il y avait encore quelques lacunes... Mais il recommença. Sa foi était complète. Et sa joie aussi. Pas une minute il ne douta de lui et du triomphe. Toute la journée il pensait à son œuvre. Et après les fastidieuses besognes auxquelles la vie le contraignait, vite il ren-

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trait au logis, se remettait à l'établi, sciait des planchettes, fondait des métaux, tendait des fils, alignait de nouveaux calculs qui devaient l'acheminer à la certitude et au résultat infail- lible.

Il vécut joyeux, tout accaparé, frémissant de fièvre et d'attente. Il fut pleinement heureux à cause de son idée fixe. De poursuive un rêve, il ne souffrit plus de la vie. Il n'entendit même plus les bruits importuns de ses voisins, ni les baisers du couple ardent, le soir, ni les que- relles, à l'aube, de l'ivrogne et de sa criarde maîtresse. Il s'était exaspéré la vue à perfec- tionner sa minutieuse invention. Et comme le total sensoriel est toujours le même, son ouïe en baissa d'autant. Il n'entendit plus les bruits, trop absorbé. Et cette « machine à silence » qu'il rêvait lui fut comme réalisée, puisqu'il la portait en lui. (Et n'est-ce pas la même chose pour la gloire ?)

L'ACCOMPLISSEMENT

I

•^ A

L'ACCOMPLISSEMENT

Les fous ne sont pas à plaindre. Souvent ils ne font ainsi que se réaliser. Ils deviennent ce qu'ils rêvaient d'être et n'auraient jamais été. Ils voient, enfin, ce qu'ils attendaient. Leurs projets arrivent. Ils vivent leurs songes. C'est comme leur intime avènement, car leur manie est conforme à ce qui fut leur désir le plus aigu, leur plus secrète nostalgie. L'ambitieux, dans le délire des grandeurs, atteint vraiment ses hautes visées : il possède des richesses sans fin, il commande à de vastes peuples, il ne correspond plus qu'avec des souverains. Celui que trop de pitié exalta parvient tout à coup, s'il tombe en démence, à l'état mystique très

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parfait; et la monomanie religieuse lui rend effective la présence de Dieu, la possession des paradis... Ainsi toujours la folie réalise le but choisi par chacun. Elle pousse jusqu'au bout, dans le sens on inclinait. Elle intervient comme une pitié pour ceux dont la destinée trop exigeante ne pouvait aboutir. Et, par elle, souvent, on s'accomplit soi-même.

Ceci est devenu une conviction pour moi de- puis cette étrange histoire à laquelle je fus mêlé, durant une villégiature, en une région de forêts et de montagnes j'aimais à passer l'été. En- droit solitaire jadis mais aujourd'hui envahi par la foule. A proximité, il y avait un village de petites hôtelleries et pensions de famille s'étaient inaugurées, depuis l'ancienne année j'avais déjà vécu là. Maintenant les chemins n'étaient plus tout à fait vides. Il y avait par- fois des promeneurs sous les hautes futaies. Un jour, je rencontrai une jeune femme que je connaissais pour l'avoir un peu fréquentée, à mon premier voyage. Elle s'appelait Mlle d'An- gis. Elle était du pays et en habitait une des villes. Elle aussi aimait ces sites presque in- tacts encore, sans chemins de fer, d'une beauté

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sauvage, avec des torrents, des mélèzes, aux bras de suppliants, des rochers il y a des visages. Nous causâmes un peu. Elle était ins- tallée avec sa vieille mère dans une des petites hôtelleries du village. Presque chaque jour elle venait peindre à l'endroit oCi je la trouvai, assise devant un chevalet, la palette à la main :

Gela vous amuse, la peinture? lui deman- dai-je.

Oui! Et puis cela aide à vivre.

Mlle d'Angis avait eu un petit soupir, une vague tristesse montée d'elle, vite expirée, comme ces bulles que je vis, dans le même moment, crever à la surface d'une mare con- tiguë, et qui montent d'on ne sait quel trouble du fond de l'eau.

Je l'examinai. Gomme elle avait changé depuis l'époque de mon premier séjour ! Quel- ques années suffisent pour faner les visages les plus suaves... Dans ce temps-là, sans être belle, elle était charmante. Peut-être avait-elle la grâce de ce qu'on sait fragile et éphémère. Rousse, elle possédait ce teint diaphane, cette chair, d'une subtile nuance un peu verte, des

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rousses, ton d'une azalée blanche dans un jar- din ou du linge qui blanchit sur une pelouse. Et de fins détails : un si bleu carrefour de veines, aux poignets! Maintenant tous ces charmes frêles avaient disparu. Quoi? si vite! Elle devait à peine avoisiner la trentaine. Pour- tant elle donnait déjà la sensation de la vieille fille. L'azalée blanche avait jauni, avait bleui par places. Le carrefour de veines s'embrouil- lait. Seuls, les cheveux restaient magnifiques, et si d'accord avec le proche octobre de la forêt nous étions ! Nuance intermédiaire entre le soleil de l'été et les feuilles mortes de l'au- tomne. Toison d'or rouge, splendeur qui s'at- tarde.

Je la revis souvent, dans tous les coins de cette forêt, oi!i je passais moi-même mes jour- nées, sous la fraîcheur des vieux ombrages. Elle était toujours devant un chevalet, assise sur un pliant, peignant infatigablement de pe- tites toiles qui, souvent, offraient un tableau différent. Elle enlevait un paysage en quel- ques séances.

Ne regardez pas! c'est horrible! Jisait- elle, quand je m'approchais c'est du com-

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merce. Il faut vivre I Je n'ai pas de quoi faire de l'art.

En effet; j'avais appris le douloureux ro- man : le suicide de son père, quand elle avait vingt ans, mourant ruiné, endetté, par suite de spéculations malheureuses et d'une grande in- dustrie mal gérée. Il avait voulu se sauver de la banqueroute et de la prison. Mlle d'Angis, après une adolescence de luxe et de plaisirs, resta seule avec sa mère. Celle-ci était inapte à tout, la santé détruite, d'ailleurs, par une telle catastrophe. Alors la jeune fille mit à profit les arts d'agrément qu'on lui avait en- seignés. L'hiver, elle donnait des leçons de musique, à la ville. L'été, elle venait peindre, en cette forêt, des tableautins, dont la vente assurait leur existence. Elle vieillit vite à ce métier, avec l'usure, en plus, de leur déchéance qui avait brisé son avenir. Charmante et distinguée, mais pauvre et un peu décon- sidérée dans l'esprit bourgeois par la chute du père, personne ne songea jamais à la de- mander en mariage... Elle avait longtemps es- péré, malgré tout. Aujourd'hui elle n'espérait plus. Voilà pourquoi elle avait tant changé !

186 LE ROUET DES BRUMES

Seuls ses cheveux d'or survivaient, eût-on dit.

Gomme ils sont beaux, vos cheveux, ha- sardai-je un après-midi. Et, en effet, ils flam- boyaient devant moi, ils éclataient, parmi ses mélancolies, comme le soleil dans les ruines.

Vous vous moquez de moi, dit-elle. Je suis une vieille femme ou, pis encore, une vieille fille.

Elle avait prononcé ce mot : « vieille fille », d'un ton soudain glacé et sinistre, du ton dont un malade dit : « Je suis perdu. »

Mais non, repris-je; vous êtes très jeune ; vous vous marierez.

Elle éclata en un sanglot.

Depuis, nous nous revîmes souvent. Moi, je suis grave devant la vie. Elle, elle était triste. Une noble amitié nous lia. Nous en étions ar- rivés à causer très intimement, à nous dire les choses les plus sincères de nous-mêmes, à nous ouvrir Tun à l'autre cette dernière chambre de l'âme d'ordinaire chacun vit seul.

Mais toujours notre conversation, après des détours, aboutissait au même point, c'est-à- dire à elle-même, à sa vie manquée et close, au rêve d'un foyer qui, déjà mort, s'obstinait

l'accomplissement 187

en elle, devenait une idée fixe... Plus d'une fois, elle avait cru réussir... Il y eut des ren- contres, des amourettes, une grande passion même, qui échoua aussi. Est-ce qu'on épouse une fille sans dot? Elle me raconta tout, me cita les noms, me précisa les lieux et les cir- constances, pour que je n'en pusse pas douter. Elle y mettait un amour-propre, le reste d'une coquetterie rallumée au passé. Chaque fois, à ces souvenirs, elle s'exalta. Sa voix devenait stridente, ses gestes tumultueux, ses yeux troubles comme si elle regardait au loin, trop loin! Je ne remarquai pas d'abord l'étrangeté subite de son allure. Un soir, comme elle ran- geait toile et pinceaux pour le retour, elle m'interrogea brusquement :

L'autre jour, vous m'avez dit que je me marierais! Me connaissez-vous un parti?

Elle en arriva à ne plus me parler que de mariage : ceux qu'elle avait faire, celui qu'elle attendait, et le plus vite possible. Elle se complut dans ce sujet unique, avec un émoi, une fébrilité qui décidément me parurent in- quiétants.

Un soir, comme je la ramenais vers le vil-

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lage elle résidait, elle s'exalta avec une amertume et une frénésie définitives.

Oui! vous ne savez pas, vous ne pouvez pas comprendre, ce que j'ai souffert, ce que je souffre. Vous avez eu des maîtresses, à votre guise. Maintenant vous êtes marié... Mais le célibat! N'avoir personnel N'être à personne! Moi, j'attends, j'ai toujours attendu; j'ai la folie d'attendre encore... Je suis vierge. Et c'est horrible! C'est trop fatigant, à la fin. Ma chair n'en peut plus d'être seule... Je me suis embrassée moi-même dans les miroirs pour avoir l'illusion de rencontrer une bouche. Le soir, dans mon lit, j'ai étreint mon oreiller comme si c'était un corps. Mourrai-je sans savoir le frisson du baiser, qu'on reçoit et des baisers qu'on donne. Il semble que ma bouche en fourmille, de baisers ! Ils m'étouf- fent parfois... Et je baise mes mains, mes bras, ma poitrine, tout ce que je peux. Je me re- garde... Je regarde la solitude de mon corps...

J'avais fait un mouvement involontaire d'émoi, de surprise, devant l'audace de cette confidence, rendue plus étrange par la mimi- que exaltée de Mlle d'Angis et la fièvre brusque

l'accomplissement 189

qui farda ses joues. J'éprouvais une gêne. Je voulus changer de conversation. « Quel beau soir! » fis-je, montrant les sapins de cette extrémité de la forêt, entre lesquels la brume montait déjà. « Ils rêvent dans de Fencens! » Mlle d'Angis ne m'avait même pas entendu. Elle continua son idée, scandant les mots : (( Comprenez bien j'en suis ; je regarde la solitude de mon corps I »

Quelques jours après, on vint me chercher. Mlle d'Angis était devenue folle, brusquement. Elle courait, toute nue, dans la forêt. On espé- rait que mon influence pourrait l'amener à se rhabiller, à regagner le village, on prendrait les mesures nécessaires. Je me remémorai notre dernier entretien, si étrange. Aujour- d'hui elle défaillait enfin, de ce trop long céli- bat! Mais la folie en même temps lui réalisa son rêve d'amour et d'étreintes. Quand je pus l'approcher, elle me parla de celui qui était venu, l'avait épousée, la trouvait belle, lui rendait ses baisers, admirait ses seins, dont les grappes désormais pourraient mûrir, admirait aussi son corps, tout son corps... Ainsi la folie.

190 LE ROUET DES BRUMES

encore une fois, fut pour elle la réalisation de son plus profond rêve, et comme l'accomplis- sement d'elle-même, dans le sens qu'elle choi- sit. Car comment expliquer autrement que cette jeune femme distinguée, pudique et vierge! se soit mise nue, sinon parce que la folie lui fit croire qu'elle s'était mariée, enfin ! et alors elle se déshabilla comme dans l'amour...

En somme, les fous ne perdent peut-être que la raison des autres choses pour s'adonner exclusivement, et jusqu'au paroxysme, à celle qui leur importe le plus.

UNE PASSANTE

UiNE PASSANTE

Dronsart, en traversant le jardin du Luxem- bourg, s'attarda un moment, conquis aux splen- deurs d'octobre, aux vieux arbres parant l'hori- zon de rousses tapisseries, au ciel, par-dessus, s'écroulaient des palais d'apothéose, des escaliers de verre, une vaste cendre rose. Le soir venait, pourpre et gris, auguste comme la lin d'un règne. Dronsart se sentit atteint par cette nostalgie de l'automne et du jardin. Il s'arrêta devant le bassin dont le jet d'eau retombait sans cesse, désir incontenté !

Son esprit surexcité noua d'autres analogies. Le cuivre des feuilles mortes, craquant sous ses pas, lui évoqua celui des cors dans la forêt

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aux feuillages rouges. Et, à cause de l'antithèse des couleurs, il eut l'attention plus attirée sur une femme en noir et parce qu'elle était en noir parmi ces dorures et ces enluminures du vieux jardin, qui se continuaient en lui. Toilette sobre et sombre, sans pourtant qu'elle fût en deuil.

On aurait dit qu'elle avait pris soin d'élaguer toute couleur claire. Pas un ruban gai. Nul bijou. Ni même une fleur à son chapeau. Il semblait impossible que ce ne fût pas intention- nel, et afin d'être vêtue selon ses pensées. Car elle apparaissait pensive, pâle dans ses étoffes obscures comme la statue du Demi-Deuil au bord d'une allée. Elle était assise sur un des bancs de pierre. Elle regardait au loin, les arbres, le couchant, plus loin encore, on ne sait où, au-delà de la vie... Dronsart s'était senti tout de suite attiré, conquis à son air las. Etait- elle triste d'un chagrin réel, ou subissait-elle seulement les veuvages de l'heure?

Il y a des nerfs qui s'apitoyent, sont des fils sensitifs ob. s'enfilent toutes les larmes des choses... Dronsart avait fixé un regard hardi, encore que tendre, sur la jeune femme. Elle

UNE PASSANTE 195

détourna les yeux. Il insista, tournoya autour du banc, se décida enfin, vint s'asseoir à côté d'elle. De près, elle se révéla plus émouvante. Le ciel, les escaliers de verre, la cendre rose étaient dans ses grands yeux. Elle offrait une bouche au dessin sinueux et comme modelée dans un fruit. Sa fine oreille avait des compli- cations de coquillage. Ses cheveux cuivrés résumaient la splendeur jaune du jardin d'au- tomne. Et ci, et là, des taches de rousseur sur les joues, premières feuilles mortes en fuite... Très pâle, d'un teint frêle et blanc, derrière lequel il y avait comme une lumière, la lu- mière qui brûle dans l'intérieur des veil- leuses.

Dronsart, très excité, la regarda, considéra ses mains fines aux carrefours de veines, sa taille mince d'où bombait une gorge sans accalmie. Elle montait et redescendait comme le jet d'eau, en face d'eux, inquiète aussi... Dronsart, un moment, rencontra ses yeux, les retint, s'y appuya. Les yeux de l'inconnue acquiescèrent. Car les yeux parlent, se font comprendre comme les bouches. Alors Dron- sart, pardonné d'avance, osa lui parler. Timide

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essai. Balbutiements. Paroles qui traînent. Lèvres attardées, quand déjà les cœurs, noués par la destinée, se sont rejoints et reconnus ! Dronsart parla du beau soir, de ses grands yeux, des solitudes de la jeunesse...

Vous avez l'air triste aussi? demanda-t-il à la jeune femme.

Oui !

Et allez-vous, ce soir?

Nulle part.

Vous n'avez pas d'amour?

Oh ! surtout ne me parlez pas d'amour ! Ne prononcez plus ce mot-là!

Elle eut l'air bouleversée.

Vous retournez chez vos parents, alors?

Ne me questionnez pas, je vous en supplie, dit-elle, plus triste.

Une brume monta dans ses yeux. Sa gorge sans accalmie accéléra son battement. Elle ajouta :

Je ne m'en retourne nulle part. Je ne connais plus personne. Si vous voulez, nous passerons la soirée ensemble. Mais vous ne m'interrogerez pas. Vous parlerez ; vous direz des choses belles et tristes, très doucement. Et

UNE PASSANTE 197

VOUS ne me demanderez plus rien sur moi- même.

Votre nom, seulement, il faut bien que je vous nomme de votre nom, puisque déjà je voudrais vous tutoyer. C'est étrange! On dirait qu'il y a longtemps, de longs mois, que nous nous connaissons.

Mon nom! Je n'en ai plus. Je voudrais avoir un nouveau nom pour vous, un autre nom, rien que pour nous deux et entre nous deux... Donnez-moi vous-même un nom, comme si je naissais !

Elle eut une pause et se reprit avec mélan- colie : « Comme si je renaissais! »

A ce moment, des fillettes passaient, jouant dans Fallée, se renvoyant des volants. L'une appela l'autre : « Nel ! Nel ! »

Tiens, il est joli, ce nom-là, dit brusque- ment l'inconnue. Nel, c'est Nelly sans doute... On ne sait pas... Tant mieux... Appelez-moi, Nel.

Deux années s'étaient passées depuis le pre- mier soir Dronsart avait emmené l'inconnue, sans résistance, dans son petit appartement.

198 LE ROUET DES BRUMES

Tout de suite, elle s'y était sentie comme chez elle, s'installa, trouva son coin.

Le temps avait coulé. Dronsart l'appelait tou- jours Nel. Ils se remémoraient souvent ensemble le crépuscule de la rencontre, les beaux arbres jaunes, le jet d'eau montant et retombant comme sa gorge et le joli nom jeté par les fillettes comme un volant, avec leurs raquettes. . . Nel avait perdu son air triste. Elle souriait, riait, toujours un peu grave. Elle semblait heu- reuse. Dronsart était aussi heureux. Certains jours, il se demandait comment finirait cette aventure, commencée comme une fantaisie d'un soir et qui était déjà une longue liaison. N'im- porte ! il ne se sentait pas la force actuellement de briser ce lien cher; ni la force surtout de rejeter dans la vie celle qui l'avait quittée comme la mer. Avait-elle bien l'air d'une naufragée, ce premier jour, dans le jardin du Luxembourg ! Mais de quels naufrages? Depuis deux ans qu'il vivait avec elle, il n'avait rien su, rien appris, rien deviné. Nel sans cesse demeura impéné- rable. Quand il risquait de la questionner encore sur son passé :

Non ! laisse-moi! suppliait-elle.

UNE PASSANTE 199

Et elle paraissait inquiète, comme si on vou- lait rouvrir des blessures dont elle ne souffrait plus.

Dronsart ne connut rien d'elle. Pas même son vrai nom.

Je suis ta Nel, disait-elle avec de tendres câlineries. J'ai un nom rien que pour notre amour. Tu dois être content que je ne sois pas la même pour toi que pour les autres. D'ailleurs, il n'y a plus que nous. Tu m'es tout l'univers?

Nel l'enlaçait, frémissante, tendre, passion- née. Dès le premier soir, Dronsart l'avait décou- verte ainsi, toute docile aux frissons sensuels, ni trop experte, ni trop ingénue, vite pâmée en de muets désarrois qui ne laissaient rien deviner des initiations premières.

Un mystère intact l'enveloppa. Jamais une minute elle ne transgressa ce silence strict oh elle semblait s'être oubliée elle-même. A rebours des autres femmes qui s'inventent des histoires compliquées, une enfance riche, des liaisons considérables, mais mal abouties, celle-ci de- meura hermétique.

Dronsart n'en fut pas même à construire sur des indices, des signes, des éléments épars et

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qui, rejoints, prennent un sens, aboutissent à une figure. Il n'apprit rien, ne démêla aucun détail. Jamais une parole échappée, un mot qui est une clé, ouvre des portes closes vers les corridors plus clairs et les grandes salles de la certitude... Il y a des mots qui révèlent sou- dain quelle enfance on eut; et quelles amours. Avait-elle grandi à Paris, à la campagne? Gom- ment aima-t-elle? Certes, elle avait eu des liaisons; elle n'était pas vierge. Mais jusqu'à quel point? Avec qui? Quelles sortes d'amants, qu'on aurait pouvoir reconstituer ? Car la plu- part des hommes ont des expressions, des habi- tudes professionnelles. Et les femmes, tout de suite, s'en influencent. Nel, pourtant, n'avait gardé aucune trace de personne, ni de rien. Il semblait à Dronsart qu'elle datât de lui. C'était comme si lui-même l'avait créée dans l'Eden jaune du vieux jardin, ce soir d'octobre. Nel! Elle était sa Nel ! Elle avait pris ce nom pour lui. Et ce soir-là, elle était morte à son vrai nom, à son passé à tout le reste...

Ils étaient heureux. Nel, pâle et délicate, tomba malade, d'un fluxion de poitrine, tout de suite grave. La lumière de veilleuse, der-

UNE PASSANTE 201

rière son teint blanc, baissa. Elle apparut mate, du ton plombé de la neige qui va fondre. Nel était en danger. Alors, Dronsart s'alarma du mystère jamais éclairci, de son identité toujours celée. Elle avait des parents vivants encore, sans doute, puisqu'elle était jeune. Un mari aussi, qu'elle quitta, peut-être? Ne fallait-il pas les informer? Qui sait si elle-même, en ces suprêmes journées on récapitule sa vie, ne songeait pas à les revoir, sans oser le dire, le demander? Dronsart se décida à l'interroger.

Ne voudrais-tu pas ta mère auprès de toi pour te soigner? As-tu quelqu'un que tu veuilles voir?

Ah! je vais donc mourir? s'exclama Nel avec un cri déchirant...

Elle se retourna du côté de la muraille, n'ajouta pas un mot... Dronsart l'entendit, un long temps, qui pleurait doucement sous les couvertures.

Le soir seulement elle recommença à parler :

Dis que je vais guérir! que je vivrai encore I Nous étions si heureux!

Elle ajouta, comme en reproche :

Tu m'as encore interrogée!

202 LE ROUET DES BRUMES

Mais non ; tu as mal compris.

Que t'importe, reprit Nel d'un ton presque solennel. Même si je meurs, n'est-ce pas mieux ainsi! Notre amour n'aura pas eu de nom, nul autre nom que le nôtre. Je ne fus cette Nel c'est-à-dire moi-même que pour toi. Et ce sera le meilleur de ta vie. Te rappelles-tu, dans les musées tu me conduisais, nous nous arrêtions souvent devant les portraits sous lesquels il y avait la mention : Inconnu. Et nous rêvions longtemps. Mon amour sera cela, plus doux d'être cela...

Nel mourut. Dronsart, inconsolable, sanglo- tant, ne sachant rien d'elle, pas même son état civil, ne put que jeter le nom de Nel, tout mouillé de larmes, à l'employé du bureau des décès, mécontent et qui exigeait des dates, l'âge, la filiation.

Car Dronsart ignorait tout de celle qui fut son amante durant deux années. Mais, se sou- venant de leur dernière conversation, il marqua sa croix au cimetière de cette mélancolique et véridique inscription : « Inconnue » , comme si les cimetières étaient vraiment aussi des musées, les Musées de la mort !

BUIS BÉNIT

BUIS BENIT

11 y eut, une année, un grand émoi et une grande affliction, le dimanche des Rameaux, dans un des doux béguinages de la Flandre. L'heure de la grand' messe approchait. La cloche, dans la tourelle à jour, tintait, si frêle qu'elle avait l'air de dérouler au vent comme une fumée de sons. Quelques fidèles du voisi- nage, arrivaient déjà, doux vieillards, femmes dont les mantes de drap oscillent aussi comme des cloches... Des béguines commençaient à sortir de leurs petits couvents, s'acheminaient aux offices.

Or, à l'église, sœur Dorothée-des-Anges, la sacristine, allait et venait dans une inquiétude

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grandissante. Le fleuriste de la banlieue, oii depuis si longtemps elle se fournissait, n'avait pas apporté, ce matin-ci, la provision de buis habituelle. Elle s'était rendue chez lui, cepen- dant, huit jours auparavant, pour le lui rap- peler expressément. Il n'avait pas pu l'oublier. Qu'était- il advenu? Un malheur, à coup sûr, pour lui ou quelqu'un des siens. Sœur Doro- thée-des-Anges était bien contrariée. Elle dé- sespérait maintenant de le voir arriver. Il fallait, cependant, des branches de buis à tout prix pour les cérémonies du rituel de ce jour, et aussi pour approvisionner le béguinage, les fidèles d'alentour, qui y comptaient.

Alors, elle s'abandonna à une résolution extrême. Elle se rendit en hâte à la maison- mère qui est le couvent occupé par la Grande- Dame à l'un des angles de l'enclos. Elle lui fit part du mécompte et de la nécessité urgente; il n'y avait qu'un remède : envoyer l'ordre, de couvent en couvent, de couper le buis dont sont ornés, suivant la coutume, tous les petits jardms oii, docile et vernissé, il ourle les sen- tiers, forme des initiales de patronnes, des Sacré-Cœur percés d'un glaive de verdure. Ce

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fut, d'abord, une vraie désolation; car elles y tiennent à leurs jolis jardins, ces béguines! Ils satisfont leur goût d'arrangement et d'ingé- niosité. Leur dessin correspond au dessin de leurs dentelles. C'est fait aussi avec des ro- saces, des transitions menues, des fonds de rêve, des corolles ouvertes ou demi-décloses. Travail fragile et minutieux, travail parallèle... Leurs dentelles sont comme des vitraux blancs, aux floraisons de givre; leurs petits jardins sont des vitraux de couleur...

Vite on se résigna, par obéissance et pour ne pas déplaire à Dieu. Au couvent des Huit-Béati- tudes, au couvent de l'Amour-de-Dieu, dans tous les importants couvent de la communauté, l'ordre fut exécuté sans retard. On coupa les plants de buis à ras du sol, on les entassa dans les corbeilles d'osier de Touvroir.

Mince moisson que celle de chaque jardinet, assez pourtant pour qu'il apparût tout dénudé. Alors, les béguines songèrent à un sacrifice pareil, consenti par elles-mêmes, le jour on avait coupé leur chevelure... Et leur petit jardin leur devint plus cher. Ce fut comme s'il entrait en religion ce jour-là.

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Or, tandis que tous les grands couvents avaient fait le sacrifice immédiat de leurs pa- rures de buis, il y eut un long conciliabule dans un tout petit couvent, le couvent de la Miséricorde, situé au bout d'une des ruelles tournantes. C'était un des plus soignés de l'en- clos, d'une propreté éblouissante. Les cuivres de la porte luisaient comme ceux qui sont à la poupe des bateaux dans les canaux. Les vitres étincelaient, tendues de fraîche mousseline, si fraîche qu'on eût dit des voiles de premières communiantes. Le plâtre rejointoyant les briques roses mettait des galons blancs sur la façade. Demeure presque irréelle à force de patient entretien. Petit logis conservé sous un verre qui s'évaporait sans doute à la venue de chaque passant. Couvent de féerie et de songe... Quand apparaissait une béguine à l'une des fenêtres, on s'étonnait. C'était moins une cor- nette qu'un vol entrevu, des ailes de linge en route pour le ciel. Le miracle d'un tel entre- tien était à sœur Monique, qui n'habitait qu'avec deux autres béguines. Ainsi, à trois seulement, le parfait rangement et la propreté parfaite étaient possibles. C'est elle qui avait ce

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goût jusqu'au scrupule et l'inculqua à ses plus jeunes compagnes. Elle entretenait son couvent comme une conscience. La moindre poussière l'offusquait comme le péché véniel des meubles. A plus forte raison répudiait-elle le désordre, une négligence qui salit ou dérange, tout accroc modifiant l'ordre immuable de cette demeure qui en avait pris un aspect d'éternité, comme déjà hors du temps, sans trace de cor- poralité et de vie. Aussi, quand arriva l'ordre, aussi, d'avoir à couper les buis du jardin pour la cérémonie de la bénédiction des Ra- meaux, sœur Monique fut atterrée, d'abord. Mais, une minute après, elle avait pris une décision. Jamais elle ne pourrait se résoudre à tout à coup bousculer et détruire son jardinet qui était aussi charmant, soigné, correct, fixé pour ainsi dire, que le reste de l'habitation. Elle se donna vite de spécieuses excuses. Elle n'avait que très peu de buis, formant un Sacré- Cœur dans le parterre du centre. Qu'ajoute- raient ces quelques branches au grand tas mois- sonné dans tous les autres jardins du bégui- nage? C'était comme ajouter un cierge parmi les étoiles du ciel... Elle s'abstiendrait, sans

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dommage pour personne. Nul ne s'en aperce- vrait. Donc, elle communiqua aux deux autres sœurs qui vivaient avec elle sa ferme intention, leur recommandant un secret absolu... Ainsi leur cher jardin serait sauvé du massacre! Elle l'avait trop soigneusement bêché, ratissé, ense- mencé, planté, arrosé sans cesse de ses propres mains pour qu'on lui demandât maintenant de le dévaster en un instant. C'était trop cruel vraiment. C'était lui demander de mutiler son enfant. Et sœur Monique, indignée, en se ren- dant à la grand'messe, crut, sur les autres portes, d'un vert de prairie, voir une croix de sang comme il y en avait eu en Judée pour le massacre des Innocents...

A la grand'messe, ce fut très touchant. Les béguines processionnant, sous leurs longs voiles blancs, reçurent chacune de l'officiant un rameau de buis bénit. Elles exultaient, tenant en main la seule branche rendue du jardin sacrifié, mais heureuses du don fait à Dieu, du don fait aux autres, car des laïques se mêlèrent à leur cortège, doux vieillards, femmes en mante, fidèles du voisinage, aux mains de qui s'éparpillèrent leurs jardins. Joie

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de se donner ainsi! Le curé du béguinage en prit texte pour son sermon; il parla avec émo- tion de cette grâce de Dieu qui voulut mettre à l'épreuve leur bonne volonté. Or, toutes avaient répondu à l'appel céleste, aucune n'avait man- qué. Toutes sacrifièrent le buis de leurs jar- dins. Beauté du sacrifice, qui apparaissait sym- bolique! Ce Sacré-Cœur de verdure, c'était aussi leur propre cœur. Et Dieu demande qu'on en agisse toujours ainsi : se créer un cœur vivace, puis le donner aux autres!

Sœur Monique avait écouté le sermon avec un émoi grandissant. « Aucune n'avait man- qué! » Certes, le curé du béguinage ignorait, mais Dieu savait. La béguine comprit soudain la laideur de sa faute. Auparavant, on se donne de bonnes raisons, on se leurre avec des prétextes et des mensonges. C'est une ruse du démon qui colore le péché, qui farde son affreux visage. A présent, elle se rendait compte. D'abord, elle avait désobéi à l'ordre hiérar- chique de la Grande-Dame, ce qui est déjà grave. Mais surtout elle avait mal agi envers Dieu. Elle refusa le buis de son jardin pour le

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service des autels. Quelle honte! Avoir lésiné avec l'église, avoir fraudé Dieu! Sœur Monique se jugea une grande coupable. La branche de buis bénit qu'elle avait reçue de l'officiant, durant la procession de la grand'messe, lui tourmentait la main maintenant comme un remords. Elle n'osa pas la garder, la rapporter chez elle. Elle s'en vint la déposer devant le reposoir de la Vierge, offrande expiatoire parmi les bouquets et les vases en vermeil. Elle alluma un maigre cierge, expiatoire aussi, sur la herse de fer forgé brûle sans cesse un luminaire intermittent.

Quand elle réintégra son petit couvent de la Miséricorde, Finquiétude de sœur Monique ne fit que s'accroître à la vue du jardinet sauve- gardé où le Sacré-Cœur de buis éternisait ses méandres verts. Il allait falloir se cacher de tous les yeux, les jours suivants, défendre sa porte contre toute visite inopportune, ne rien laisser transpirer du secret caché là. Pourvu que les deux jeunes béguines qui vivaient avec elle ne fussent point indiscrètes! Elle leur fit mille recommandations, au grand mécontente- ment de ses compagnes. Celles-ci avaient protesté

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dès le début, ne voulaient pas désobéir. Main- tenant elles s'ennuyaient de la responsabilité commune, du remords à porter ensemble. Une aigre dispute s'éleva. Elles firent de dures reproches à sœur Monique. Celle-ci s'en faisait bien d'autres à elle-même. Même son cher jar- dinet ne la consola pas. Elle le regardait avec horreur, comme son tentateur, la cause et l'oc- casion de sa chute. Le démon s'était habillé de fleurs pour perdre son âme. C'est le serpent du Paradis terrestre qui ondulait là, en forme de Sacré-Cœur, avec toutes ses écailles de buis.

Sœur Monique, qui était vieille et souffrait d'une très ancienne maladie de cœur, passa ce dimanche dans une grande angoisse. Elle se jugea en état de péché mortel. Elle se crut perdue aussi de réputation, car on appren- drait sa désobéissance dans le béguinage. Le soir, elle se coucha pleine de malaise. Et le lendemain, ses deux compagnes, ne la voyant pas levée à l'heure habituelle, la trouvèrent morte dans son lit.

Quand la Grande-Dame, le curé, les autres béguines, appelés vite au secours, pénétrèrent, ce fut une immense stupéfaction de voir le

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Sacré-Cœur de verdure intact dans le jardinet !

« Sœur Monique n'avait pas donné son buis ! »

La nouvelle causa un grand scandale. Sœur Dorothée-des-Anges, surtout, la sacristine, en fut indignée. Toutes les sœurs se signèrent. Cette mort subite était une punition de Dieu. Chacune répétait avec effroi : « Elle n'avait pas donné son buisi » On la jugea damnée, ou tout au moins, pour bien longtemps, au Purga- toire.

Or, tandis qu'on avait fait sa dernière toi- lette, étendu le corps sur le petit lit aux rideaux de percale lilas pâle, placé dans ses mains un crucifix de cuivre, on voulut mettre sur la com- mode, près d'elle, suivant la règle, une branche de buis trempant dans l'eau bénite. Sœur Mo- nique, elle, n'avait pas osé rapporter son rameau de l'église. On demanda tour à tour à chaque béguine voisine d'offrir le sien. Toutes refusèrent, prises de peur ou gardant rancune à celle que Dieu châtia. A la fin, il fallut se résigner à aller prendre, dans le jardinet même de sœur Monique, une branche de son propre buis, qu'on mit dans un verre d'eau à côté du

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cadavre. Elle n'avait pas voulu toucher à son jardinet; c'est la mort qui y toucha! Et la place on dut entamer le buis, dans le Sacré-Cœur du parterre, apparut soudain béante comme une blessure, la blessure inévitable dont sœur Monique était morte.

AU COLLÈGE

AU COLLEGE

Chaque fois qu'octobre revient, je me remé- more presque avec effroi le moment pareil où, les vacances finies, je retournais moi-même au collège. Triste échéance! Morne saison qui, du lointain des années, me considère, avec les yeux blancs d'une statue sur un tombeau! Ceux qui étudièrent dans les lycées de Paris ne savent rien de ces douleurs. Ici, par les portes et les vitres, il arrive quand même un peu des bruits de la grande ville, un peu des plaisirs, des musiques, du vice aussi dont la curiosité adolescente s'enivre enfin de quoi donner envie de vivre.

Mais, en province, là-bas, les grands collèges

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religieux, si moroses et si gris! Le mien était clos comme un séminaire. Et, tout autour, la ville morte s'affligeait dans le concert en larmes de ses cloches. Il y avait une cour centrale, un terre-plein nu comme une grève la mer retirée a laissé sa tristesse. Pas même l'anima- tion de quelques arbres. Seul, dans un pignon, le cadran implacable d'une grande horloge, dont les aiguilles se cherchaient, se quittaient; les sonneries de l'heure tombaient sur nous, si plaintives, quelles en semblaient obscures! On eût dit une pluie de fer et de cendres. Existence invariable et morne, sous les hauts murs de cette cour interceptant le soleil ! C'est que mon âme, toute jeune, s'est déprise de la vie pour avoir trop appris la Mort!

La Mort ! C'est elle que les prêtres qui furent nos maîtres, installaient parmi nous dès la rentrée. Nous arrivions de la maison paternelle avec nos jolis trousseaux de linge neuf et frais. On y mêla le poêle des catafalques, son velours noir aux ganses jaunes. Nous ne pensions qu'à tout à fait grandir, apprendre, pour enfin mar- cher seul, aimer, conquérir le monde, vivre !

AU COLLÈGE ^21

On nous enseigna à nous préparer à bien mourir.

Et tout était mortuaire, comme à dessein! Même les promenades que les pensionnaires faisaient une après-midi, chaque semaine. Nous sortions en longue file, trois par trois, menant une course rapide à travers la ville, au long des canaux d'eau inerte, dans les quartiers déserts de rÉvêché, pour aboutir au plus vite à des banlieues navrées, oi^i sont les cimetières. Presque chaque fois nous rencontrions un cor- billard, grande voiture drapée, avec des croque- morts coiffés de tricornes noirs et sinistres. Les chevaux, dès le faubourg atteint, étaient mis au trot... La voiture filait, tanguait, sur les pavés inégaux. Ah! quelle angoisse pour le pauvre mort, à qui ces durs cahots pourraient faire mal!... De quelque côté que notre bande d'enfants se dirigeât, aux quatre coins de la ville, elle aboutissait à des cimetières, si désolés en cette province austère qui n'a pas l'art d'attifer les tombes. Nulle part ces fleurs vives, ces nœuds de rubans, cette bimbeloterie funéraire, ces perles blanches qui semblent des larmes mises en bouquet... Rien que les noires cheve-

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lures des saules, les sapins géométriques, une ordonnance de fatalité et d'abandon.

J'avais la sensation que nous étions nous- mêmes conduits en troupeau à la mort; la sen- sation obscure qu'a peut-être l'agneau, marqué de la croix rouge, qu'on dirige vers l'abattoir... Et nous allions, chassés hâtivement au long de la route du soir par un long prêtre osseux, noir comme un chien de berger... C'est ainsi qu'on nous vicia pour jamais la joie de la Nature. Les eaux vives, le vent qui s'ébroue dans les blés, les oiseaux, le grand espace, le ciel aperçu tout entier, les bêtes aux nobles lignes, les arbres dont le feuillage fait un bruit de foule, rien ne m'enchante, rien ne me donne l'ivresse de vivre. Je ne peux plus voir dans la campagne que la terre finale.

La MortI Plus encore qu'en ces mélanco- liques promenades, nous la sentions nous envi- ronner durant les offices religieux. Surtout au temps de la Retraite annuelle, qui avait lieu quelques jours après la rentrée d'octobre, comme s'il fallait tout de suite remettre notre enfance en présence de l'Eternité, qui seule importe.

AU COLLÈGE 223

Celte Retraite était prêchée d'ordinaire par un prédicateur étranger et consistait en quatre jours de sermons, de méditations, d'exercices pieux terminés par une confession et une Eucharistie générales. Le prêtre, en chaire, nous tenait des discours lugubres et véhéments sur la brièveté de la vie, la mort inévitable, l'horreur du péché ; puis, avec des circon- locutions prudentes que quelques-uns enten- daient pleinement, que d'autres, demeurés plus chastes, ne s'expliquaient qu'à peine, l'orateur sacré parlait du sixième et du neuvième com- mandement. Le sermon sur l'Enfer surtout, qui était de tradition, m'est demeuré un sou- venir cruel : c'était chaque année, le soir, dans l'église déjà noyée d'ombre, que le prédicateur entamait le sujet redoutable. Peinture tragique et rouge : on nous montrait un abîme tout à coup entr'ouvert, un brasier éternel, des corps vêtus de feu, des bras tatoués de brûlures, des bouches suppliant après une goutte d'eau, une larme de Dieu, pour se rafraîchir et qui ne viendra jamais. L'obscurité régnait. A peine quelques cierges allumés et qui, dans un cou- rant d'air, allongeaient et déplaçaient des

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flammes. Nous étions terrifiés. Il y avait déjà le rouge de l'Enfer autour de nous. Et la voix du prédicateur s'entendait seule... Lui-même était rentré dans les ténèbres, faisait partie des ténèbres... C'était comme si la bouche de l'ombre avait parlé... Et elle apostrophait, d'un ton inquisiteur. Chacun de nous semblait dési- gné, menacé. Elle disait : « Voilà votre sort, si vous mourez ! Vous n'aurez plus que des habits de feu. Or il y a des cas de mort subite à tout âge. »

Et nous tremblions déjà comme d'un frisson d'agonie...

A cause de notre jeunesse, nous nous sen- tions peu menacés, malgré ces incessants rappels de la mort. Pourtant il y avait des malades souvent, parmi nous. On les menait à l'infirmerie, la chambre dont les fenêtres avaient des rideaux de coton blanc, deux fenêtres, les dernières du haut bâtiment lon- geant la cour... L'infirmerie! Comme ce mot nous sonnait triste ! Nous la considérions comme l'antichambre de l'Eternité. Nous regar- dions avec effroi ses deux hautes fenêtres, chaque fois qu'un de nous était devenu malade,

AU COLLÈGE 225

avait s'aliter. Presque en tout temps, d'ail- leurs, on y apercevait quelque pâle élève, pour une migraine, un mal de dents, portant un bandeau blanc aux joues ou au front, qui s'ap- puyait aux vitres. De loin, d'en bas, dans la cour, quelle mélancolie de voir, à des visages jeunes, ce bandeau de frimas, ce pansement de neige ! C'était comme si la guerre avait passé... On aurait dit de petits blessés et qu'il y avait du sang sous ce linge!

Durant ces sombres années, il y eut soudain une éclaircie, une embellie merveilleuse, une assomption de lune céleste entre les peupliers noirs. On voulait nous initier à la mort. Notre adolescence s'mitia d'elle-même à l'amour. Gomment eut lieu la révélation? Par un livre. Je n'en oublierai jamais l'indicible enchante- ment. La bibliothèque du collège était sévère, soigneusement triée, émondée, puritaine, irré- prochable. Rien que des vies de saints, des ouvrages d'histoire, des récits de voyage... Il s'y trouva aussi, par on ne sait quel hasard, les Harmonies poétigues et religieuses. On ne pou- vait lire qu'une demi-heure, le soir, à la fin de

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l'étude. Magique apparition, au long du mysté- rieux livre, qui se mit à chanter entre mes doigts comme une musique... Lamartine!... Son visage apparut dans le blanc des pages, beau comme un dieu... Un autre visage surgit près du sien : Elvire! leurs cheveux se mêlaient... La Méditerranée les entraînait sur sa grève... Les vers un à un murmuraient. Ils déferlaient... C'étaient des vagues bleues. Moi aussi j'allais, frôlé par ces vagues... étais-je? Le rêve m'emmenait en voyage... Les grandes lampes de la salle d'étude versèrent une pâleur de clair de lune... Leurs lourds abat-jour eurent l'air d'un halo. Elvire! C'était donc elle, l'amour! Ah! son visage, ses cheveux du noir de la nuit; sa chair brune, couleur d'ananas, comme l'ont les filles du Midi; et le parfum de cette chair, qui devait fondre également sur les lèvres! Lamartine le savait puisqu'il l'avait embrassée.

C'était cela l'amour? Et quoi encore? Trouble ineffable... Qu'est-ce donc qu'ils nous parlaient de la mort, ces prêtres mornes? Il y a d'abord l'amour! Ah! quand viendra-t-il pour nous? Elvire était en chemin. Nous songions à des

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baisers... Nous songions aussi, en tremblant un peu, à ce mystère des seins, mal connu, mal vu sur des statues, entr'aperçu dans des pro- menades, au buste nu des nourrices. Vision excitante!... Nous en avions le cœur comme arrêté dans la poitrine. Nous étions essoufflés, ainsi que d'une course ou d'un grand saisisse- ment. Les seins d'Elvire? Est-ce que Lamartine les avait touchés, y mit les mains la bouche peut-être, comme nous faisions à nos gourdes, Tété? Elvire! Nous lui comparions des jeunes filles entrevues aux vacances, une petite cou- sine venue chez nos parents avec les siens, et qui nous avait regardé, en rougissant. Elle était rose, elle. Elvire était brunie. Mais elle, aussi, avait un corsage bombé, que nous n'osions pas regarder sans doute les mêmes seins qu'Elvire...

0 cette première révélation de l'amour! La petite fièvre qui nous farda les joues... Nous n'avions plus conscience du temps ni du lieu... Nous rêvions... Nous dérivions... Nous susci- tions des images passionnées mais non impu- diques. Car l'imagination intervenait seule encore. Nous étions demeurés chastes, assez

228 LE ROUET DES BRUMES

pour vite nous alarmer de ces mirages, de l'amour, d'Elvire, de la cousine qui lui res- semblait. La crainte religieuse vite réapparais- sait, la crainte du péché, le péché par mau- vaises pensées et mauvais désir, oti nous venions peut-être de glisser, le péché mortel... Et l'idée de la mort revenait, la peur de la mort, qui faisait bientôt enfuir l'Amour!..

Car plus que l'Amour un rêve trop loin- tain! — la mort fut une réalité... Surtout qu'un de nos compagnons tomba gravement malade. Il dut retourner chez ses parents. Quelques semaines après, on nous annonça qu'il était mort. Instantanément chacun pensa à la voix du prédicateur de la Retraite : « On meurt à tout âge. Prenez garde d'être damnés. Vous aurez des habits de feu dans l'Enfer ». Est-ce que notre malheureux compagnon était sauvé? Ou bien avait-il déjà des habits de feu! Il avait rencontré Elvire, alors, qui était morte aussi... Etait-elle damnée ou sauvée, elle? Leur souve- nir se confondit... Est-ce elle ou lui qui man- quait à cette place inoccupée, parmi les bancs? Personne ne consentit à la prendre. Oh !

AU COLLÈGE 229

ce vide qui nous devint insupportable !...

C'était comme si on avait fait une ouverture à une haie en fleur pour passer un cercueil. Trou béant. N'allait-on pas combler cette fosse? Il fallait effacer l'absence. Chacun trembla. Nul ne voulut remplacer le mort. Il sembla ainsi garder sa place, se continuer parmi nous...

Sinistre emblème! Toujours la Mort fut pré- sente au milieu de notre adolescence. Ah! ces années il aurait fallu nous apprendre à aimer la Vie et on ne s'occupa qu'à nous familia- riser avec la Mort. Collège trop religieux! Et, tout autour, une ville trop morte ! A force d'avoir peur de la mort, tout se transposait, prit un sens funéraire, même l'Amour qui s'en vint vers nous avec la ressemblance d'Elvire morte...

A tel point que, dans ce temps-là pauvres enfants que nous fûmes! même quand le bourdon du beffroi s'entendait, que ses sons vastes tombaient, il nous semblait que c'était pour combler le silence à la façon des pel- letées qui comblent une fosse.

LES CHANOINES

LES CHAINOINES

L'évêque était mort. Sa fin fut vaillante comme sa vie. Sur son lit d'agonie, après avoir reçu les saintes huiles, mis en paix sa cons- cience et prêt à paraître devant Dieu, monsei- gneur Prat demeura ferme, perspicace et presque jovial, en présence des grands vicaires et chanoines sévères, de ses domestiques, de son fidèle valet de chambre, qui pleuraient. Lui se remémorait. Il remerciait la Providence. Sa vie avait été bonne, belle, mouvementée, selon son rêve. Il avait mené de grands com- bats à coups de crosse, contrfe les mécréants et les libres-penseurs. Ses œuvres avaient cou- vert le diocèse d'une moisson de couvents et

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d'hospices. Il avait connu aussi la popularité, presque la gloire. Il se rappelait maintenant dans tous ses détails sa carrière de député- évêque, ses voyages à Paris, la jolie « gar- çonnière » qu'il avait, là-bas, au faubourg Saint-Germain, et ses succès oratoires, les jours de triomphe à la tribune ses mains pastorales avaient des frissons d'ailes, ses mains pâles avaient un planement de colombe, la colombe du Saint-Esprit au-des- sus de l'assemblée comme au-dessus de la mer.

Monseigneur Prat se ressouvint. Il s'exalta, exulta, essaya encore des gestes oratoires... Assis sur son lit, presque râlant, le corps étan- çonné par des coussins, il demeura, jusqu'au bout, allègre, joyeux, presque combatif. Il tenait en main un grand crucifix d'ivoire; et il le maniait, le faisait glisser et jouer entre ses doigts, le lançait, le rattrapait, le balançait, en mille jeux inconscients, comme ferait, avec un coupe-papier, le liseur nerveux d'un nou- veau livre...

Les chanoines, sévères, s'offusquèrent. Ils auraient bien voulu reprendre le crucifix sacré

LES CHANOINES 235

au moribond irrévérencieux. Mais ils n'osè- rent pas. Tenace et autoritaire envers eux, l'évêque leur inspirait encore de la crainte au seuil de son tombeau... Ses yeux s'allumè- rent d'éclairs suprêmes. Il parlait encore, très lucide, et vite, faisant mille recommandations. Avec un sourire malicieux dont ils ne com- prirent pas, à ce moment, la perfidie, il fit approcher le grand vicaire et lui dit, à mots haletants : « Testament... Là... Tiroir du secré- taire... Olographe... Pas notaire... Demain... Lirez aux chanoines demain I » Et il trépassa aussitôt, comme si, après cette communication, il n'avait plus qu'à se réfugier dans la mort. Et le grand crucifix, échappé à sa main, cha- vira, tomba sur sa poitrine, il parut s'en- dormir aussi, comme un ami sur le sein de l'ami.

Une grande douleur éclata parmi le peuple, qui aimait monseigneur Prat pour ses largesses, sa rondeur, sa vaillance. Dans la ville et tout le diocèse, il y eut une réelle affliction des cœurs. Les cloches des paroisses sonnèrent, tracèrent dans l'air des chemins noirs qu'on eût dit encombrés de pleureuses...

236 LE ROUET DES BRUMES

A Tévêché, dans le salon d'apparat, monsei- gneur Prat, le corps embaumé, revêtu de ses habits pontificaux, fut exposé sur un lit de parade, une sorte de vaste estrade illuminée de cierges, se relayaient, pour la veille, des groupesdeséminaristes. Ceux-ci, aussi, aimaient leur évêque. Il avait su captiver ces jeunes prê- tres, lui-même, insouciant comme l'est la jeu- nesse, ne doutant de rien, s'en remettant au ha- sard et à Dieu, lyrique et confiant. Par contre, les chanoines vécurent en perpétuel conflit avec leur évêque, irrités de le voir ainsi irréfléchi, trop audacieux, si bavard, sans nulle diplo- matie, et ne calculant pas plus ses pensées que ses dépenses. Dans quel état allaient-ils trouver l'administration du diocèse?

Le lendemain, conformément à la dernière volonté de Sa Grandeur, le grand vicaire réunit, dans la salle du conseil de Tévêché, le chapitre des chanoines de la cathédrale pour leur donner lecture du testament de monsei- gneur Prat, trouvé, en effet, dans le tiroir, qu'il avait indiqué, de son secrétaire...

Dès les premières lignes, ce fut une stu- peur. L'évêque avouait ses finances obérées.

LES CHANOINES 237

Ce testament était un relevé de comptes, très précis vraiment pour l'esprit désordonné qu'on lui avait cru. Il s'était trop engagé, dans des œuvres multiples : notes d'architectes, pour des hospices de vieillards et d'enfants, des couvents nouveaux; emprunts pour les écoles diocésaines, qui lui avaient tant coûté, au temps des luttes contre l'enseignement laïc. En regard, il exposait son actif : trois cent mille francs de fortune personnelle, qu'il laissait pour acquitter un peu les sommes dues; puis il énumérait son mobilier, ce qu'il possé- dait à Paris dans cette « garçonnière » du fau- bourg Saint-Germain.

Le grand vicaire qui lisait le testament, s'arrêta... Il était suffoqué... La colère faisait trembler sa voix; et la honte aussi d'un pareil état de choses tout à coup révélé.

« Quel scandale! » osa dire un des plus jeunes chanoines, traduisant d'un coup les sentiments de tous.

Alors les autres s'enhardirent. Les exclama- tions se croisèrent...

Il nous a dupés !

C'était un sot!

2ù8 LE ROUET DES BRUMES

Un coquin.

Deux millions de dettes !

Qu'allons-nous faire?

La faillite! Un diocèse en faillite!

Le grand vicaire reprit la lecture du testa- ment : « Dans mon appartement à Paris, il y a quelques objets de valeur dont la vente per- mettra d'augmenter encore un peu l'actif de ma succession : c'est-à-dire les éditions rares de ma bibliothèque, des premières éditions de Bossuet, de Racine, de Ronsard ; et mes œuvres d'art, mes tableaux : j'ai deux dessins de Latour qui valent bien trente mille francs et un Delacroix qui doit valoir le même prix. »

Là-dessus, il y eut une explosion parmi les chanoines : « Un Delacroix! Il achetait des tableaux, et il ne payait pas les maçons! Est-ce pour cela qu'il quêtait, dépouillait les fidèles ! » Encore une fois, les exclamations se croisè- rent. Le grand vicaire continuait déjà : « J'ai dix bagues pastorales dont quelques-unes avec des pierres rares. Ceci suffira (sans qu'on en fasse mention dans le compte général) pour solder par préciput, le compte de mon édi- teur, qui publia en œuvres complètes les dix

LES CHANOINES S>39

volumes de mes discours parlementaires, man- dements et sermons. »

Les chanoines s'exclamèrent de nouveau et plus violemment. Il y eut un rire qui courut comme l'écume sur la mer.

Ses œuvres complètes !

Pas un exemplaire ne s'est vendu...

C'est plagié partout...

Oui! duLacordaire, du Bourdaloue... Les rancunes, la longue inimitié, éclatèrent.

Le vin rouge des ambitions, longtemps com- primé par l'autoritaire évêque, tourné en fiel et en vinaigre, ruissela des cœurs débondés... Une mare de haine stagna. Ce fut un grand silence stupéfait.

Les ricanements reprirent :

Et ses bagues pour payer ses livres!

Dix bagues, comme une femme !

Des cadeaux, peut-être...

Qui sait la vie qu'il menait, là-bas, à Paris? dit l'un des plus vieux chanoines, le doyen du chapitre, celui qui avait compté sur le siège épiscopal, quand monseigneur Prat fut nommé à sa place, par suite de quelles intri- gues et compromissions dans les antichambres

240 LE ROUET DES BRUMES

des ministres de la République!... » Et le rancu- nier chanoine continua: « Un appartement ! Est- ce qu'un saint évêque ne descend pas plutôt dans un couvent, chez un prêtre, à la rigueur dans un hôtel d'ecclésiastiques... Mais un appartement! »

Une garçonnière! interrompit le plus jeune chanoine, avec une voix stridente.

Oui ! comme les viveurs !

Qui sait? Il recevait des femmes peut- être...

C'est que l'argent du diocèse aura passé...

Alors ce fut une tempête de cris, de rires, d'imprécations, d'ironies, tout un charivari qui remplit la salle du conseil, battit les murs, menaça d'enfoncer les portes et d'aller submer- ger, dans le salon voisin, monseigneur Prat immobile sur le lit de parade. Le grand vicaire, hypocrite et prudent, fit le signe du silence à l'assemblée en délire : « Prenez garde ! » Et les chanoines se méfièrent des séminaristes proches qui, eux, furent dupes de leur évêque et le veillaient tout en larmes.

Monseigneur Prat eut des funérailles so-

LES CHANOINES 241

lennelles. Tout le monde officiel y assista, louangea cette grande figure politique et religieuse : évèque et député, il avait été sur- tout un grand patriote. Le peuple aussi le pleura, encombra les rues les réverbères allumés, voilés de crêpe, évoquaient des cœurs d'or, des oiseaux de lumière venus du ciel et qui auraient pris le deuil. Et quelle émotion, quand le mort passa, toujours couché sur le haut lit de parade de l'évèché! Il reposait, le visage découvert, regardant le ciel d'où tombaient les tocsins. Visage impassible, et moins beau de la beauté de la mort que d'un calme d'éternité... C'était lui-même, devenu un marbre. Emoi de voir ainsi promener le mort, la face nue, de Févêché à la cathédrale! C'était la coutume en cette province, restée attachée aux vieux usages. L'obit fut célébré en grande pompe. L'orgue déploya tous ses velours noirs ; mille cierges étincelèrent, leur cire livide comme la mort; et le goupillon des absoutes aspergea l'assistance de goutte- lettes froides, un dernier éparpillement de larmes.

Après quoi, la cathédrale étant évacuée, les

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lourdes portes closes au verrou, les sacristains apportèrent le cercueil de l'évêque devant le lit de parade qui, durant l'office, avait constitué le catafalque. Et, selon la coutume aussi, les chanoines s'apprêtèrent à la mise en bière de Sa Grandeur.

C'étaient eux, et eux seuls, qui devaient remplir ce suprême office. Ils enlevèrent le cadavre et le transbordèrent dans le cercueil; puis retirèrent les coussins il s'appuyait pour l'allonger horizontalement. A ce moment un spectacle extraordinaire s'offrit. L'Evêque demeura assis, en suspens et d'aplomb cepen- dant, droit sur son séant. Le corps, vite placé dans cette position à la minute de la mort, s'était refroidi ainsi. Maintenant il n'y avait plus moyen de l'étendre, de supprimer cet angle, d'ouvrir le compas effrayant qu'il fai- sait lui-même. 11 demeurait assis, au bord de son cercueil... On essaya de l'incliner, de le coucher. Il résista. Les chanoines se regardè- rent, interloqués, bientôt furieux. Il semblait les narguer, les déher encore... Alors le plus jeune des chanoines se décida; il appuya, des deux mains, sur la poitrine du mort, le prit

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aux épaules, le força à loucher, clés omoplates, le fond de la bière, comme fait un lutteur avec son adversaire vaincu. On entendit un craque- ment sinistre... Alors tous les chanoines inter- vinrent... Ils s'attaquèrent au cadavre, retirè- rent, le bousculèrent, l'aplatirent à même le cercueil de plomb... Ils plièrent les mains jointes. Le grand vicaire, sans se baisser, jeta, par-dessus, la crosse en or qui vint frapper le mort au visage. Enfin on rabattit, à grand bruit, le couvercle, mais comme il fermait mal, comme le corps et la tète, à cause de la longue position verticale, se redressaient encore, les chanoines, pesant d'un unanime effort, avec des rires étouffés et une grande rancune satisfaite, tous ensemble, sur le cer- cueil s'assirent.

LES GRACES D'ÉTAT

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Veuve, elle se cloîtra tout à fait. Et dans risolement, elle-même pâle de la grande pâleur, elle sembla se modeler en statue grave, aux yeux sans regard, aux gestes immobiles telle une statue funéraire, gardienne du tombeau. C'avait été brusque et effroyable, cette mort d'un mari aimé passionnément naguère. Il s'était suicidé un matin d'automne, dans son cabinet de travail, avec un revolver, menu comme un jouet... Pas de drame bruyant. La détonation ne s'entendit même pas. Comme on venait le prévenir à l'heure du déjeuner, on le trouva affaissé sur la table il écrivait d'ha- bitude... Rien qu'une petite mare de sang, déjà

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bue, sur la page non commencée et toute blan- che... Tache dentelée et carminée. On aurait dit une feuille rouge des arbres de l'avenue touchés par octobre, qui serait entrée par la fenêtre et tombée là. Ce fut une grande stupé- faction que cette mort volontaire en ce ménage jeune, riche, sans calamités et qui semblait vivre uni.

« Pourquoi s'était-il suicidé? » Personne ne pouvait répondre à l'étrange question. On essaya des suppositions, on colporta des calom- nies. Seule la veuve comprenait, savait le motif héroïque et invraisemblable. Elle avait entendu souvent son cher mort se plaindre et souffrir de ses insuccès littéraires. Il se jugeait mé- connu, l'apparition d'un premier livre ne l'ayant pas rendu célèbre du coup. 11 disait avec amer- tume : (( Parce que je suis riche, on me traite d'amateur. » Parfois, il ajoutait : « On me rendra justice après ma mort! » C'est pour cela qu'il s'était tué. La veuve le sentait bien, il avait fait ce sacrifice le sacrifice de Ja vie, de la fortune, du bonheur et d'elle-même à son violent appétit de la renommée. C'était cri- minel, mais sublime aussi, après la première

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expérience qui fut fâcheuse, il ne se sentait plus le courage de publier, dans les mêmes condi- tions, ses autres livres, toute une œuvre com- pacte, une série de manuscrits écrits avec des effusions ruisselantes et un lyrisme qui piaffa sur le papier... Encore une fois, des mécon- naissances annuleraient son effort. Son œuvre était belle et méritait la gloire. Mais la gloire ne s'accorde qu'aux morts. Il accepta de mourir. La veuve s'enferma dans le cabinet de tra- vail de l'héroïque défunt, toujours intact... L'officiant était parti du sanctuaire, mais un dieu y demeurait, le dieu créé par lui dans l'hostie consacrée. Blancheur du papier, pareille à celle du pain azyme, et qu'on transsubstantie aussi. La veuve mania les précieux manuscrits, les classa. Il y en avait de tous les genres : des romans, des essais sur l'amour, des